LE SONGE DE L'AVIATEUR, piste 1
- Tu l'aperçois cette petite lumière vacillante, au loin?
- On ne voit que ça.
- Ce que tu vas faire, c'est que tu vas marcher droit dans cette direction, vieux frère. Et le plus drôle, tu verras, c'est que tu vas te paumer quand même.
- J'espère !
Éclabousser l'écorce
Écouter.
Le chant doux et sage de nos pas dans la terre humide et grasse.
Prendre un instant sa main.
Calmes et taiseux, suivre un sentier pavé des pluies du jour.
De cette colline verte, là-bas, le jour s'enfuit.
C'est un sentiment.
Celui d'accompagner la forêt en cadence.
L'agitation vaine du jour s'engourdit dans les bras du silence.
À l'abri des foules.
Bat sur ce territoire la mesure de la fugue.
La forêt là-bas.
La forêt ici.
La forêt tout autour.
Dès que l'on peut.
S'y échapper.
Se souvenirs des heures à vélo, gamin.
Cette avenue large s'échappant vers le nord. Le champ libre avant les bois. Là-bas, la descente jusqu'à la rivière paisible. Pédaler contre le crépuscule des longs soirs d'été. Un autre temps à l'avenir aussi ample que l'horizon. Ce que nous ignorions n'était pas source de crainte mais de mystère. Chérir cette enfance dans les arbres. Escalader jusqu'aux plus hautes branches. Au sommet, ces secrets échangés entre potes s'inscrivant dans la mémoire du chêne.
Et, plus loin, sous les toits, le monde des adultes attendant le retour des mômes.
Les nuages s'ouvrent.
Encore un peu de soleil.
Discret puis éclaboussant l'écorce, les mousses et les ronces de larges sourires dorés, il s'amuse puis se retire.
Les eaux sombres de la nuit ne sont plus très loin.
Il faut apprendre.
Trouver ses répères.
Savoir naviguer, dans le courant des jours qui promettent comme dans ceux où casse le vent. Dans le coffre de nos armes toujours ces rires si tendres .
Développer humblement cet art de porter avec un minimum d'élégance nos tragédies ordinaires, jusqu'à, parfois, se consoler.
C'est l'accord fragile de l'amour.
Un peu comme l'insouciance des oiseaux.
On se trouve là.
À siffloter éternellement la montée du crépuscule comme le retour de la lumière.
Et ce soir est un bon soir.
Un temps volé.
Révolutions invisibles mais symphoniques, nos pensées filent.
Balayées, les colères de la veille et les voix qui tonnent.
Parce qu'au silence succède le chant du monde.
Celui à naitre.
Tu peux l'entendre.
Même avec un coeur cassé.
C'est ce vaste mouvement de la marée montante contre laquelle personne ne lutte.
Tu es comme une musicienne. Je suis comme un musicien.
Plus ou moins doués cherchant jusqu'à l'épuisement l'accord parfait dans la cacophonie universelle. Loin, au dessus des fanfares technos et autres mensonges sans mélodies. Putain, quel sale temps pour les poètes.
Quel sale temps pour les amoureux.
Et, même en lutte, même à côté, même en braillant, nous accompagnons cette marche qui ne connait qu'une seule cadence. Semblable mais indifférente au rythme du coeur.
Encore, la guerre.
Un là-bas plongé dans l'effroi, le barbare et l'absurde.
Des vies hurlantes et à nu, aux portes de notre insolent confort.
Elle continue mais on s'en fout, désomais.
C'est toujours loin une guerre quand on a tous les soirs le même toit sur la tête.
La forêt s'agite
Le vent se lève.
Il faut penser à rentrer.
On n'en fait jamais rien d'une guerre.
Elle prépare juste la suivante.
Old dog
Le temps file.
Il m'en manque un de chien.
Mon vieux lévrier pétomane qui me pourrissait mes séances ciné.
Je revois son regard fragile et profondément humain plonger dans le mien, chaque matin. Frottant sa longue tête osseuse contre mes genoux.
Vieux pote au poil ras, loyal, fidèle et usé.
Ne cherchez pas, on ne trouve nulle part meilleur compagnon.
Cette démarche un peu flinguée, les pattes bien arquées sur la fin, lorsqu'au milieu du sentier son arrière train lâchait.
Je le regardais vieillir en serrant les dents.
Ce con me faisait parfois vriller, lorsqu'il refusait d'aller pisser dans le jardin le soir alors que je crevais d'envie de rejoindre mon pieu.
- Va pisser, putain. Allez !!!
Comme tous les imbéciles, il s'est fait pas mal engueuler mais c'était compliqué de ne pas l'aimer. Il pouvait chier dans le coffre de la voiture, mais il fallait le voir jouer ou prendre entre ses longues pattes son petit frangin de Jack-Russell. Val et Scott.
Plus tendres qu'eux, y avait pas.
Aujourd'hui, le petit reste vif mais il passe plus de temps à dormir qu'avant. Il est comme Puce et moi. Il encaisse les coups de déprime puis cueille de nouveau les fruits de chaque bonne journée, dès qu'il en passe une.
Val est mort un midi chez le véto, après une chute dans l'escalier du jardin.
Puce était là. Je suis rentré du boulot aussi vite que j'ai pu.
Je l'ai porté dans le coffre. Il hurlait. Touché à la colonne, chaque mouvement lui était insupportable. Puce s'est garée devant la clinique vétérinaire.
À peine au sol, chancelant et tremblant, il s'est mis à pisser sur le trottoir.
Il savait.
Il faut une piqûre pour endormir.
La seconde pour s'en aller.
Il s'est brusquement agité, pas longtemps, puis a soufflé un grand coup, son regard accroché au mien.
- Laisse aller, mon vieux. Laisse aller...
Sa belle et longue gueule entre mes mains
Les bras de Puce autour de lui.
Nous ne t'avons jamais lâché, vieux dog.
- Le coeur s'est arrêté ...
C'est la voix du vétérinaire qui me l'a fait comprendre.
Je pensais qu'il me regardait encore.
Mon vieux Val avait déjà foutu le camp.
27 kilos d'amour étalé sur une table en métal.
Son âme chatouillait déjà nos ombres.
Dix ans de souvenirs et de balades.
Plus rien ne bouge.
C'est ensuite qu'il faut tout abandonner
Rentrer à la maison avec juste une laisse et un carnet de santé à la main.
T'avais un chien.
T'en a plus.
Le panier vide près du bureau.
Son odeur encore dans l'air.
Scott qui le cherche partout
Une heure plus tard, retourner au boulot.
La vie et la mort continuent d'avancer, sans attendre personne.
Faut suivre.
C'est tout.
Et puis
quelques semaines plus tard, filer chercher les cendres.
Je ne savais pas trop ou les déposer alors je les ai laissées là, sur le piano.
Ouais.
Juste là.
À côté.
Val
Un bon vieux chien.
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