LE SONGE DE L'AVIATEUR, piste 7
À suivre
Il n'y a rien à voir et il fait même un peu froid.
Continuez la lecture.
Encore quelques mots.
À présent, vous l'apercevez.
Comme une porte.
Là-bas, au loin.
Petit à petit, ça prend forme.
C'est d'abord une lumière vacillante mais à s'approcher se dessine, comme vous le constatez à l'instant, la silhouette d'un type en train d'avancer tout en creusant dans le noir, loupiote sur le front.
Vous n'êtes plus très loin.
Continuez.
C'est un type penché sur sa machine à phrases et en le contournant, vous constatez qu'il a une drôle de gueule. Du genre crevé. C'est normal. Il ne dort jamais et sur ce taf il ne prend jamais de congés. Au mieux, il est en veille.
Là, il se contente d'avancer et vous le suivez.
Tiens, le voilà qui se tourne vers vous.
Il a un truc à vous dire.
- Salut les promeneurs ! Je sens que je vous dois bien deux-trois précisions. Étant donné que vous avez pris la peine d'arriver jusqu'ici. Ssachez que vous êtes sur la piste d'un type qui avance en respectant scrupuleusement toutes les règles de base du songe et de l'égarement. Aussi, je souhaite, pour qu'il n'y ait pas de déçus, que vous imprimiez définitivement cette donnée avant de poursuivre.
Si vous cherchez un fil rouge ou aspirez à un minimum de cohérence dans ce flux, vous pouvez zapper.
Ce genre de voyage peut désormais être pris en charge par l'Intelligence Artificielle. Elle maitrise tout ça. Elle vous sert désormais la soupe aussi bien, voir même mieux que les tâcherons de base de la ponte littéraire.
Mais épouser la logique du rêve et de la plume libre, ça il y a encore un avenir là-dedans. C'est bien pour ça que ma bécane à phrases fonctionne encore. Peu importe ce que vous pensez de tout ça mais je peux vous garantir que vous êtes en territoire vierge et que tout peut arriver.
Si vous êtes toujours partants, ne me perdez pas de vue, je vais foutre le camps.
Tes mains dans mes poches
Elle sait quand il devient tout froid.
C'est quand il n'arrive plus à parler.
Alors
elle le prend dans ses bras.
Comme ça.
Il trouve ça chouette, toute cette chaleur qui l'envahit.
Le froid se glisse partout.
D'abord dans la tête
puis jusque dans les poches.
Ses mains sont fines et délicates.
Dans ses poches aussi
il a de la place
pour elles.
C'est pour cette raison qu'ils ne se sont jamais perdus.
Quand vous glissez vos mains dans les poches de l'autre
forcément
il se met à parler.
Lui, il a souvent plein de poches.
Elle, ses mains restent fines et délicates.
Et les années passent.
Le chevalier à la lanterne
Mon genou gauche
On peut cavaler longtemps
avant de se dire qu'il est bon d'être posé là
sans rien foutre.
Voilà
Depuis quelques jours
je boîte.
C'est une drôle de douleur.
Dans le genou de ma jambe gauche.
Parfois discrète
mais qui ne se fait jamais oublier.
parce que
de temps en temps,
ça bloque.
Puis ça irradie
Alors
je boîte,
et
bon
c'est tout.
Parfois,
je m'allonge sur le canapé,
mes pieds sur l'accoudoir.
Comme ça
Les jambes en l'air,
tout s'apaise et circule
C'est beaucoup mieux.
Mais on ne peut pas mener ça vie
installé comme ça
Doliprane,
massage,
gel réfrigérant,
anti-inflammatoire.
Le court poème de l'ordonnance
fait son petit effet.
Ça revient.
Puis ça repart.
C'est drôle,
assez dérisoire
mais un peu chiant aussi.
Aujourd'hui
je sais bien que c'est la fin du monde
un peu partout.
À l'est
et au sud
Mais
mon genou
il s'en fout
et
moi
j'ai hyper mal
En plus
aujourd'hui
je dois prendre le train
avec le gros bobo au genou.
J'arrive à Paris
en boîtant
pour un scanner d'urgence
à la demande du médecin.
Comme elle est super inquiète
et que je suis un anxieux
j'ai imaginé
plein de trucs sombres
comme
par exemple
"j'ai une saloperie dans les os"
Je prends le taxi pour la clinique
avec mon genou en vrac
avec mon attelle bleu
et avec
étalée partout sur la gueule
la bonne petite tronche du condamné.
Deux heures plus tard
je suis confortablement installé dans le taxi du retour.
Le chauffeur me raconte
que
l'autre jour
des grêlons gros comme des balles de ping-pong
son tombés sur une bonne partie de Paris
et la voiture de son collègue
qui s'est retrouvée toute cabossée.
Il est comme moi
Il trouve que c'est la fin du monde
Sauf que là
Elle me fait moins mal la fin du monde
parce que mon genou n'a rien de grave
"C'est juste une inflammation et l'usure sous la rotule"
C'est tellement beau la vie
quand on est parano
qu'on pense qu'on va crever
et qu'en fait
non.
Dans le train
j'ai regardé le paysage cavaler comme un dingue
les arbres griffer la paille du soleil
puis
j'ai joué au Scrabble
sur mon téléphone.
Trois partie gagnantes d'affilée !
en mode avancé.
Je sais pourquoi
C'est
La chance du mec
qui ne va pas mourir.
Mais qui a toujours mal au genou.
Arrivé à la maison
J'ai viré mon attelle
me suis enfilé un anti-inflammatoire
avec un grand verre d'eau glacée.
Quand Puce est arrivée
le soleil éclaboussait les toits
Et j'ai fait comme tous les vivants.
J'ai commencé à guérir.
Old Guy
Il avait l’air plus jeune et reposé.
Assis, tranquille, au bout du quai.
Au-dessus de lui, la nuit béante et silencieuse.
Seul, sur le seul banc éclairé, avec au-dessus de lui l’obscure clarté libérant ses étoiles.
J’avançais tranquillement vers lui,
mon cœur endeuillé accueillant à pleine joie la pommade du rêve.
Il s’était laissé pousser la barbe, et ça lui allait rudement bien.
Il tenait sur ses genoux une sacoche, comme du temps où, gamin, je le voyais partir en cours réveiller une palanquée d’étudiants affamés de littérature anglo-saxonne.
Il l’a posée à côté de lui, puis s’est levé et m’a ouvert grand ses bras avec son grand sourire réconfortant.
On est restés comme ça un petit moment.
Enlacés, la lune bronzant la nuit.
— Quelle histoire, hein, a-t-il fait en prenant tout son temps pour s’asseoir.
Une étoile filante a signé la nuit, au-dessus de nous.
— Tu sais, mourir, on en fait toute une histoire, mais ce n’est ni compliqué ni difficile. Finalement, elle n’arrive qu’à ceux qui restent.
— C’est…
Je n’ai pas essayé d’en dire plus.
J’étais tellement heureux de pouvoir lui dire au revoir comme ça.
— Imagine un peu, fiston. C’est comme avant, mais délivré de tout le poids du monde. On est juste à côté, c’est tout. Attentif, gourmand de tout, mais jamais concerné. On s’y fait très vite.
— Maman a tellement de mal à continuer sans toi.
— Dis-lui qu’il ne faut pas qu’elle s’inquiète. Je suis avec elle, elle est avec moi, et je l’accompagnerai tout au long du grand passage.
Le vent de la nuit s’ébroua dans un vaste mouvement d’âmes.
Comme un soupir bruissant dans une forêt profonde.
Délivrant l’infinie présence d’une armée bienveillante.
— Tu sais que t’es avec moi tous les jours, Dad…
— Je le sais, Francisco. Je suis très fier aussi de tes frangines. Je suis souvent avec elles aussi. Ta mère est bien entourée. Ses journées sont encore longues, mais elles reprendront quelques couleurs au fil des saisons. J’en suis persuadé.
Il prit une profonde inspiration, puis reprit
- J’entends le murmure du temps depuis que je suis parti. Il est calme, apaisant. C’est un fleuve majestueux, indifférent à nos douleurs mais prêt à nous accueillir. Quand on est mort, on a tout. Et, franchement, ce n’est pas désagréable.
— Le temps est comme la nature.
— C’est ça, fiston, indifférente et souvent glorieuse.
Il s'est marré doucement.
— Ce n’était pas trop mon genre de sortir des phrases comme celles-ci, avant.
— Et voilà que tu parles comme un poète, Dad.
— C’est parce que je t’accompagne, fils. Je l'entends. J’entends battre ton cœur.
Il a sorti sa pipe de sa poche et, le tabac sur ses genoux, l’a tranquillement préparée avant de la fumer avec tout l'entrain et la folle élégance de ses jeunes années.
— Ça te manquait, ces dernières années…
Il ferma les yeux avant d’approuver d’une longue bouffée bleue.
J’ai placé mon bras autour de ses épaules.
On est restés comme ça un bon moment encore.
Puis
nous entendîmes ensemble siffler le train.
Il s’amarra d’un seul souffle le long du quai, avec ses wagons baignés de lumières et ces silhouettes ivres et légères.
— Ne t’inquiète pas, fiston, il est bon de se retirer.
— Tu es libre, mon Dad. T’as fait ce que tu as pu, et à ta manière et sans notice, comme tous les bons pères. Quand tu es parti, je n’ai trouvé que de l’amour sur ton bureau, dans tes tiroirs, sur tes étagères, dans la penderie. J'ai respiré ton odeur rassurante dans tes pulls et ta collection de ceintures en cuir et même dans tes pompes. J'ai même porté quelques jours tes tennis neuves, celles que tu n'as pas eu le temps d'enfiler. Mais tu vois, je suis une pointure au-dessus et j'ai fini par abdiquer. Pourtant, elles aussi accompagnaient chacun de mes pas avec bienveillance. J'ai adoré avoir un peu mal aux pieds parce que je t'aime tellement et que tu manques. Chaque ligne de ce blog, tu l'as parcouru avec une attention d'ange gardien. Je n'ai plus envie de continuer.
Alors voilà mon papa, je vais retourner dans mes vielles groles fatiguées et ridées par le deuil avec toute ma jeunesse envolée au creux de la poitrine. C'est lourd, parfois, mais on finit tous par s’envoler !
Il a posé une dernière fois sur moi un regard tendre comme une larme
— On finit tous par s'envoler… Ne perds pas cette formule, fiston. C'est notre songe commun. Le songe de l'aviateur.
J’ai pu enfin le serrer très fort contre moi et lui dire
— À la prochaine, Dad ...
Puis,
le regarder monter dans le train,
discrètement me saluer,
et,
délicatement,
tout doucement,
disparaître.
Francisco,
Le Mans, le 03/07/2025