NIGHTMARE ALLEY, joyau noir
Drame Film Noir Coup de coeur 2021
Guillermo Del Toro
*****
Un festin !
15 ans après avoir été ébloui par son Labyrinthe de Pan, le génie de Del Toro m'a de nouveau explosé à la figure. Moins fan de son diptyque Hellboy (dont j'apprécie pourtant le bestiaire) ou de Pacific Rim et ayant trouvé La Forme de L'Eau trop simpliste et comparable a un "Amélie Poulain et le Monstre Marin" (au-delà de son indéniable perfection visuelle), j'avais savouré la virtuosité de Crimson Peak, somptueuse relecture néo-gothique du film de revenants, mortes amoureuses et maisons hantées. Et voilà ! voilà que je me suis laissé totalement envoûter par ce splendide remake de Nightmare Alley (après une première version signée Edmund Goulding en 1947 "Le Charlatan", titre du roman originel de William Lindsay Gresham, avec Tyrone Power).
Del Toro explore de nouveau notre part de ténèbres et force est de constater que c'est bien sur ce terrain que son art excelle. Ici les monstres ont, certes, figure humaine mais le bestiaire est bien là. Le fil narratif, réaliste, se calque sur celui des plus grands "films noirs" qui ont fait les grandes heures du cinéma américain dans les années 40 et 50. Histoire d'une ascension et d'une chute. Celle de Stanton Carlisle. Un vagabond adopté par une "famille" de forains et formé à la science du mentalisme. Un art de la manipulation qui lui permettra d'assouvir ses ambitions jusqu'aux sphères les plus obscures de la haute société. Je ne vous en dit pas plus, histoire de ne rien déflorer de ce joyau noir.
L'art et la manière.
Le fond et la forme célèbrent un mariage royal ici. Chaque film de Del Toro est d'emblée un pur objet d'art. Mise en scène, musique, figures, matières et textures fusionnent. (Son projet de Pinocchio en stop-motion devrait accoucher d'un chef-d'oeuvre). Tout le contraire du vain formalisme. L'esthétique est ici toute entière au service du récit.
Des décors fabuleux (et en dur!) aux costumes jusqu'à la somptueuse photographie du film signée Dan Laustsen (il accompagne Del Toro depuis Crimson Peak et nous offre ici la plus belle image de l'année avec celle de Dune) l'univers de Nightmare Alley revisite et réinvente le film noir mais dans l'écrin séduisant et hypnotisant du cinéma fantastique. Le réalisme du récit est bien là mais "l'inquiétante féérie" de l'image, contrastant avec l'abyssale noirceur du propos, rejoint les pires cauchemars de premiers films du réalisateur.
Voilà une oeuvre "testament" d'un amoureux fou du cinéma de genre autant qu'une mise en abîme du travail de réalisateur. Le "mentaliste" qui sommeille en chaque raconteur d'histoire fabrique des illusions jusqu'à convaincre de leur réalité les spectateurs hypnotisés que nous sommes. Ce cauchemar nous le vivons sur un coussin de velours. Et pour accomplir le sortilège, le cinéphage assiste à une pure leçon de cinéma.
Chaque cadre et mouvement de caméra contribuent autant à la fluidité du récit qu'à l'immersion du spectateur. Souvent en courte-focale la mise en scène libère une profondeur de champ vertigineuse (merci la précision du Blu-ray top-démo) et les figures circulaires, de la "fosse au crétin" à la Grande Roue de la fête foraine jusqu'aux architectures du cabaret et aux carrelages du palais du milliardaire, nous placent au coeur de cette spirale sans fond. Le parcours du cinéma horrifique qui signe l'ADN de cet immense conteur et cinéaste qu'est Del Toro a bel et bien planté ses balises ici.
Oui, le film est un peu long, 2h30, mais le bonheur cinéphile est permanent. La première heure est magistrale, la seconde partie accuse une (légère) baisse de rythme et délaisse un peu le personnage de Rooney Mara, mais le dernier acte, implacable et suffocant, donne envie de hurler au chef-d'oeuvre. À quand remonte une oeuvre aussi généreuse et virtuose?
Enfin, pour que toutes ces merveilles s'incarnent à la perfection, que la symphonie prenne son envol, il fallait des instruments de haute facture. Une distribution de malade, pour le dire simplement. Et là encore, quel festin!
Bradley Cooper affiche, une fois de plus, son incroyable talent pour exhiber failles et fragilités derrière sa prestance héroïque. Son personnage d'arriviste sans foi ni loi accomplit le tour de force de rester malgré tout "attachant". La marque des grands. Face à lui on croise l'irrésistible Toni Collette, l'inquiétant Willem Dafoe, l'émouvante Rooney Mara, de bons vieux stradivarius comme David Strathairn, Richard Jenkins ou Tim Blake Nelson et le fidèle Ron Perlman. Mais la "veuve noire" de ce cauchemar, le pendant féminin du personnage de Bradley Cooper, c'est Cate Blanchett qui se glisse avec onction dans son rôle de femme fatale. Bref, l'orchestre porte beau et sa musique résonne haut et fort au coeur de cette cathédrale.
À propos de musique, je ne dois surtout pas oublier d'évoquer la superbe partition musicale du film signée Nathan Johnson. Elle sublime l'ensemble et achève de faire de Nightmare Alley un magnifique objet d'art à voir et à entendre. Omniprésente mais jamais envahissante, elle aussi respire la maîtrise et l'intelligence cinématographique.
Bilan: il est vraiment tentant de dire merci quand on tombe sur une oeuvre aussi soignée qu'exigeante. Encore une fois, le cinéma n'est pas mort. Il se transforme sans cesse. De manière subtile ou grossière. Servi sur grand écran il est consommable copieusement sur plate-formes.
Au coeur de cette abondance, l'art apparait souvent ordinaire, distrayant mais rarement fascinant. Trop souvent négligé, laid et imbécile il peut être encore sublime. Grâce aux "Gepetto" de l'illusion que sont les grands réalisateurs. En rendant hommage au cinéma d'avant cet art complet vient d'éclore ici sous une de ses plus belles formes. Bravo Monseigneur Del Toro, cette Nightmare Alley offre à tous les cinévores que nous sommes un ticket pour le paradis !
Francisco,
Del Toro chroniques
2021
2h30