LE CRI DU CHAMEAU saison 3 épisode 6
L'examen de votre dossier
révèle un fait assez surprenant
que l'on ne peut observer et mesurer
qu'au beau milieu de la nuit.
Enregistrement E002185SSI
Station Spatiale Internationale - 13h22
À hauteur de la Sarthe
- Putain, Daniel, ça recommence !
- L'ombre?
- Yep. Regarde !
- Mince...
- Qu'est ce qu'on fait, on signale?
- Attends.
- Et voilà, ça disparait.
- Tu vois. Pas de quoi s'affoler.
- On laisse tomber?
- Écoutes, Jean-Pierre, la navette nous récupère demain. Et tu sais comment ça marche. On le signale, on nous demande de faire un rapport, de signer tout un tas de trucs, de briefer l'équipe de relève, bref, au final on va rester là facile au moins deux ou trois jours de plus.
- Ouais, adieu le Barbecue chez Spinaltap vendredi soir.
- Absolument.
- T'as raison. J'ai envie de bière, de chipos bien grillées et je t'avoue que j'en ai un peu ma claque d'aller pisser en flottant dans les airs.
- Demain, retour sur le plancher des vaches, vieux. Tu pourras pisser debout et sans tuyau.
- Top-là, bro.
- Rien vu, rien entendu !
- À nous les chipos !!!
Je boucle mon dernier montage
Puis je file tourner le dernier reportage de ma saison. Deux belles rencontres avec des amoureux du combi Wolkswagen. C'est un grand rassemblement de dingues qui va durer tout le week-end. Une joyeuse bande de bretons et un couple de londoniens partagent avec nous leur passion.
- Dès que je suis au volant là-dedans, j'suis en vacances. On vibre. On sent la route. La limitation à 80 km/h j'suis à fond pour!
- Peu importe que vous arriviez d'Allemagne, de Belgique, de France ou d'Angleterre, on parle tous Volkswagen !
C'est important de ne pas louper son départ en vacances. Terminer avec une mission sympa est un bon moyen de couper le cordon.
Ensuite. Ben ensuite, je range mon bureau, jette mes piles de brouillons dans la poubelle blanche. La jaune c'est pour les imprimés couleurs. Le rituel qui sent bon c'est la suppression de la quasi totalité de mes mails. À présent, je vais pouvoir envoyer promener les heures, quitter le chenal et me laisser dériver. C'est pile maintenant. Ma big glorious coupure estivale. Cinq semaine de jachère intérieure et d'errances lumineuses, amoureuses, gracieuses, silencieuses, des plaines aux sommets.
Étrangement, ce soir, je rentre un peu à cran.
La décompensation. La perspective d'une trentaine de grasses matinées peut provoquer une féroce détente nerveuse. Même si une poignée de chercheurs américains, qui n'avaient rien de mieux à foutre, ont découvert que la grasse matinée n'est pas bonne pour le coeur je ne vais certainement pas m'en priver.
Donc, nous sortons.
J'aime prendre ce genre de décision à risque lorsque je suis tendu. Mais quand on s'aime, tout fini par bien se passer. Nous voilà Puce, César et moi, sur la terrasse d'un restaurant en pleine nature. La bouffe n'est pas terrible mais les arbres, la fraicheur revenue après ces journées de canicule et la perspective de plusieurs semaines de liberté dans notre pays sans guerre ni famine se partagent les restes de mon absurde colère. Le calme revient. Et nous finissons tous les trois au milieu de la plaine, le nez en l'air à contempler l'éclipse de lune la plus longue du siècle. Les derniers feux, la nuit gigantesque et les lumières du restaurant me filent l'envie de prendre une photo. C'est flou, y a du grain, mais c'est un vieux portable et je me dis que ça rend pas trop mal au milieu de ce futur souvenir.
Voilà.
Here we are.
Je vais pouvoir prendre le temps d'aimer Puce.
Je vais emmener le fiston voir ses grands-parents
Je vais recevoir ma grande fille qui vit actuellement sa première grande histoire d'amour.
Je vais faire une petite heure et demie de route pour filer retrouver un vieux pote qui n'est pas encore au courant de mon projet.
Je vais faire d'interminables balades avec Scott et Val.
Découvrir des sentiers.
Par hasard.
Me faire des playlists
me gorger de musique.
Soul
classique
Fado
Milonga
du Rock et du Jazz.
Découvrir plein de trucs.
Si j'étais courageux je me remettrais même à dessiner.
Quand j'étais jeune, en montagne, avec mes parents je m'arrêtais toujours une petite heure sur le chemin pour faire un dessin. J'éprouve une incroyable sensation de bien-être au souvenir de ces moments. Dessiner c'est comme écrire mais en plus physique.
À propos de projet
le plus solide de tous :
Ne rien foutre.
J'y pense sérieusement.
Et puis je n'oublierai pas d'aller régulièrement piquer une tête dans mon roman.
Il est probable que nous passions un peu de temps ensemble, toi et moi.
Ouais, je sais
Ne rien foutre
ça n'existe pas.
Par la fenêtre ouverte Hugo assiste à l'éclipse.
Voilée la lune luit, rouge, au dessus du gite. Présage de guerres, virus et famines. Reine écarlate, au dessus du sombre et épais manteau des arbres.
Anna est amoureuse.
Anna. C'est le prénom que lui a soufflé la belle ange au soir de son arrivée sur la Terre.
Hugo aime le chuchoter au coeur de la nuit. Anna... Hugo est amoureux. Le soir venu, elle retrouve ses ailes en glissant dans le sommeil. Son long corps délivre alors un doux et fin duvet de plumes. Il aime s'endormir le nez dedans. Une main sur la fine épaule de son aimée.
Hugo et Anna.
Elle est son oasis au coeur de ce monde inconnu, brutal, cacophonique et totalement incompréhensible. Ensemble ils arpentent campagnes et villes pour tout savoir de ce monde. C'est à grand peine qu'ils se nourissent de quelques moments de grâce volés à ces paysages faits de grandes solitudes et au vacarme de zones sans arbres ou s'entassent et s'empoisonnent les foules. Tous deux rêvent de rentrer. Retourner d'où ils viennent. Mais la mission du Roi Souffleur est sacrée. Doubles magiques, ils se doivent de rester au plus près de l'écrivain et sa muse. La suite de cette grande histoire en dépend.
Un souvenir, pourtant.
Celui de la semaine passée. Ce jour radieux où de fabuleux artistes avaient envahis la place du marché et les rues d'une petite cité aux murs anciens. Acrobates, comédiens, jongleurs, musiciens et un crieur de rue libérant dans l'air le poème de petits mots écris par le public. Hormis ces heures précieuses, ils constataient partout les mêmes hébétudes, les mêmes colères, les mêmes lenteurs blessées d'âmes bleuies de coups. Et si peu de joie. Si peu de joie.
Hugo saisissait à présent la peine
Cette peine qu'éprouvait la dernière âme dont il avait la garde. Il ressentait le poids de l'effort. L'effort à faire pour vivre et durer. Il ressentait également la vanité de cet effort. `
Cette certitude désolée le liait plus encore à son âme-hôte. Seule la poétique loyauté d'un grand amour était capable de tracer en ces territoires aveugles et sourds un chemin praticable. Certes, le monde d'Hugo et Anna était rude, ancien et sans conforts, mais y gouvernaient le bruissement profond des forêts et la fureur des fleuves. Une rumeur majestueuse habitait les montagnes, les vallées et les plaines, les peuplant de rudesse, mystères et magie. Mais celui-ci lui était autre. Une terre épuisée, malade, dénudée. Un jardin sec où les incendies ne semblaient jamais rassasiés. Car cet univers brûlait. Au propre comme au figuré.
Une habitude en ce monde :
Dans leurs foyers et sur de petits appareils greffés à leurs mains, les hommes possédaient d"étranges lucarnes où défilaient des images sur tout et de partout. C'est ainsi, de très loin et à l'abri, qu'ils assistaient au massacre quotidien des innocences. Étrange et cruel rituel qui pliait les esprits et les rompaient à l'horreur. Ainsi, impuissants, Anne et Hugo avaient regardé des murs de feu descendre sur les nouvelles cités de Grèce, de Suède ou d'Amérique. Les appels de milliers d'âmes terrifiées résonnaient en eux. Ils avaient vu cela sans rien pouvoir faire. Une habitude en ce monde.
Quels sont ces peuples sans protecteurs?
Quelles sont ces puissances capables d'envoyer des milliers d'objets volants dans l'espace et ne pouvant empêcher des enfants de se noyer pour échapper aux flammes?
Quel est cette manière de vivre où l'on peut suivre le spectacle de l'horreur et reprendre ensuite le cours de sa journée?
Anna et Hugo
Seuls dans ce monde tout de cris étouffés. Univers prisonnier d'inventions élaborées n'ayant simplifié aucun bonheur. Vivre ici est une épreuve. Lentement la lune retrouve sa blancheur. Calé sur la respiration d'Anna, Hugo l'épouse et s'endort.
Quand Michel s'est retrouvé en retraite, ses mains ont parlé.
Il y avait des tas de vieilles pierres sur un terrain en friche à la sortie de son village.
Comme il avait tout son temps, il a commencé à les empiler. En cercle. Formé chez les compagnons, sa mémoire d'apprenti maçon guidait chacun de ses mouvements. Le tout, sans une goutte de ciment. Sur le simple poids de l'empilement d'étranges colonnes se sont dressées. Et Michel a commencé à voyager dans sa tête.
Les tours se sont multipliées.
Les visiteurs aussi.
Je me suis pointé faire un reportage. Parce que ça mérite.
Est-ce que c'est de l'art?
Je lui jure que oui, mais, dans le fond, il s'en fout royalement. Michel est un homme libre, fort, simple et habile.
Un chauffeur routier s'est arrêté prendre quelques photos et discuter avec lui.
- Ça fait plusieurs fois que je passe et là quand je vous ai vu j'ai compris que c'était vous l'architecte.
Michel n'a pas d'explications
Il est même demandeur :
- À votre avis, qu'est-ce que ça veut dire, tout ça?
C'est tout le miracle de son oeuvre.
Les années passant le tas de pierre a disparu et Michel est allé en récupérer un peu partout. De plus en plus loin. Aujourd'hui il cherche un autre terrain, parce qu'il n'y a plus de place sur le sien. Il voudrait apprendre aux jeunes sans travail à faire des tours. Parce que "l'effort est une joie et une solution"
Dans une de ses tours il a planté des poêles à frire et des casseroles.
- C'est un récupérateur d'eau, précise t'il.
Ça, c'est tout Michel. Il a horreur du gaspillage.
Si un jour vous traversez Bessé-sur-Braye en direction de La-Chartre-sur-le-Loir. Jetez un coup d'oeil à gauche. Vous serez surpris.
Promis.
Michel
Ainsi grandit le Roi-Souffleur.
Confié à la garde de la grande rousse Fanny-Trois-Dents il vivra ici jusqu'à la fin de son adolescence, sur le vaste territoire de chasse de Willard et Red Kiss Buffalo.
À la fin de chaque saison, dans un grand vent de feuilles, sous la neige ou l'envol des pollens comme aux premières sécheresses, les deux guerriers rapportent objets magiques et récits d'aventure à l'enfant-monde.
Son coeur bondit lorsque résonne le pas tranquille des chevaux et que, barrant la lumière du foyer, glissent leurs ombres majestueuses. Red Kiss l'attrape toujours le premier et le soulève les bras tendus comme pour mieux observer le prodige de sa croissance. Willard ouvre ses sacoches et offre un à un les présents qui vont meubler les longues absences à venir.
- Avez-vous rétabli la paix? Demande invariablement l'enfant
- Pour un moment, oui. Répond invariablement Willard
Ensuite, dans les pas de Red Kiss Buffalo, le jeune garçon file remplir l'abreuvoir et s'occuper des chevaux. L'indien et lui tiennent de longues conversations tandis qu'ils brossent les animaux aux muscles encore frémissants. C'est un moment délicieux dont le Roi Souffleur conserve aujourd'hui encore un souvenir précis. L'odeur de la grange lui monte parfois aux narines. Il ferme les yeux et laisse monter le sourire.
- Quelle est ta couleur préférée, Red ?
L'indien réfléchit un instant
- Ce moment précieux où la nuit cesse d'être la nuit.
- L'aube ?
- L'aube est ma couleur préférée.
L'enfant éclate de rire.
- Tu es drôle, Red, l'aube n'est pas une couleur !
l'indien pose doucement sa grande main contre le coeur de l'enfant.
- L'aube est la naissance de toutes les couleurs.
Ainsi, année après année, l'enfant trouve son chemin.
Fanny-Trois-Dents est une mère silencieuse mais d'une bienveillance infaillible.
Elle a une drôle de tête toute en longueur, un grand nez, ne sent jamais très bon mais, même sérieusement édentée, n'est pas avare en sourires et sait fleurir sa maison. Aulx des montagnes, Ancolies, Anthillydes, Arnica, et Adonis composent des tableaux enflammés aux quatre coins de la pièce. Ainsi grandit le Roi- Souffleur. Entre sagesses. Dans la lumière de deux maîtres de guerre et sans jamais manquer de couleurs. Des grands espaces sauvages il conserve aujourd'hui la rudesse, les chants et le silence.
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