LE CRI DU CHAMEAU saison 4 épisode 2
Avec le fric, va, tout s'en va.
On oublie les visages
et l'on oublie les voix ...
"Pour pêcher correctement, faut pas se disperser sur les appâts. Un ou deux suffisent"
Michel
Voici ce que j'ai écrit l'autre jour :
"Je hais cette économie sauvage soutenue en silence par de froids technocrates.
La logique du moins cher ailleurs nous coûte très cher ici.
Ce soir à Bessé-sur-Braye la population va s'endormir avec le corps, le coeur et l'âme au chômage.
Nous ne sommes pas qu'une société du tertiaire.
La révolution numérique n'est pas et ne sera jamais pour tout le monde.
Beaucoup d'hommes et de femmes trouvent leur bonheur à travailler "la matière".
Aujourd'hui l'obsession de la performance et le goût du profit ont piétiné des familles et leur histoire sur plusieurs générations.
Ce soir j'entends "On va accompagner les Arjo".
Vraiment?
Mais n'oublions jamais que nous venons de massacrer en eux le goût du travail.
C'est ce que je voyais briller dans leurs larmes ce matin.
Toute cette lumière qui s'en allait.
Parce que, plus encore que leur salaire, les Arjo voulaient leur boulot.
Parce que Bessé c'était Arjo"
Ça ne sert strictement à rien, mais c'était une de mes vaines et dérisoires contributions Facebook. Cet endroit virtuel, muet et silencieux où des centaines de millions d'êtres s'adressent à un mur. J'ai écrit ce truc ce soir-là parce que ça ne passait pas. Je n'ai jamais oublié la fermeture de Moulinex à Fresnay. Celle d'Arjo fut pas mal non plus.
Presque une heure de route nationale entre Bessé-sur-Braye et Le Mans. Puis montage des reportages et diffusion. Je me promets de retourner là-bas. Dans un mois. Dans un an. On se cogne pourtant un paquet de fermetures d'usines dans une carrière de journaliste mais, un soir, on rentre et on voudrait ne plus jamais assister à ce genre de passage à tabac. Le tribunal a décidé de fermer la boutique mais qui rendra justice aux employés restés devant?
- Vous voyez ce tee-shirt? me lance un salarié que j'avais filmé le matin. C'est un tee-shirt accroché aux grilles de l'usine sur lequel est inscrit "Du travail pour notre papy". Ce sont mes petits-enfants qui l'avaient mis là pour moi ! puis sa voix se met à trembler et il préfère me tourner le dos pour ne pas que je le vois pleurer.
- Je suis de tout coeur avec vous...
C'est tout ce que je trouve à répondre. Parce qu'on ne peut pas être tout le temps journaliste quand on cogne sur les hommes. Il file le long de l'usine. Peut-être rentre-t'il chez lui ou faire encore une fois le tour de tout ce qui a fait sa vie jusqu'ici.
Et justement, parfois, je voudrais rentrer chez moi et me dire que tout le monde y aura droit. Retrouver la personne qu'il aime, lui raconter sa journée et passer un peu de temps dans ses bras. Il se couchera tôt ou à pas d'heure, fumera une clope, jouera avec son chien, bricolera, sifflera un petit verre, écoutera la radio, bouquinera, regardera un bon film ou des conneries, bref, prendra soin de sa routine avec art. Mais non. Nombre d'entre nous rentrent chez eux la tête nue et les mains vides. Nombre d'entre nous se rendent à la nuit sans combattre. Il faut le labeur et ses emmerdes pour qu'un chez-soi devienne une île.
Presque une heure de route.
Une route à camions, sans zone de dépassement. Une route désespérément rectiligne vers d'autres terres aux activités éphémères. Une heure de route. La mesure de l'avenir pour cette nouvelle fournée de femmes et d'hommes que la dissonante marche funèbre de l'économie mondiale a précipité dans les fossés de l'emploi. Rejoindre les endroits où ça bosse encore, ou rester là, malgré tout. Déménager ou se taper la route matin et soir pour ensuite survivre aux longues solitudes de l'après. Près de cette grande usine à dépouiller. Ça résonne encore. C'est normal.
On trouve toujours en période pré-électorale deux-trois élus affirmant qu'ils vont tout faire pour relancer l'affaire. Mais, ça aussi, ça passe.
La vérité reste là.
Deux siècles de sons, vapeurs et souvenirs de fabrication de papier ramenée au grand silence. Comme un type obèse et suant, siégeant en bout de table d'un banquet vegan. Le silence d'une gigantesque feuille blanche sur laquelle plus aucun ouvrage ne viendra jamais coucher ses histoires. Un de ces contes sans grand spectacle mais prévisible et rassurant. Celui du boulot que l'on se refilait de père en fils et de mère en fille. Faut reconnaître qu'elles étaient belles toutes ces histoires qui n'en font qu'une. Elles racontaient, chacune à leur manière, la vie ouvrière depuis 1824.
Et voilà qu'après un cortège cynique de fausses promesses, d'espoirs déçus et de vaines gesticulations politiques, le navire s'échoue misérablement au bord de la nationale, par une radieuse journée de printemps. On liquide sans révolution, quelque part en 2019, dans un coin de campagne reculé, les chouettes projets de retraite de salariés à la cinquantaine bien entamée et toutes les prochaines vacances de familles qui vont devoir tenir leur budget en laisse. Il y a bien quelques unes dans la presse. Messe sage, polie et garantie sans rage, mais cette actu ne se mangera que chaude. Quand tout cela va refroidir et que les assommés deviendront chômeurs à plein temps, nous serons tous passé à autre chose.
Mais ici une usine qui ferme, on ne voit plus qu'elle. On ne passe plus jamais à côté sans jeter un coup d'oeil. Ici la vie va continuer. Commerces qui patientent jusqu'au soir. Trottoirs en pleine déprime et deux-trois restaurants qui laissent maintenant un peu plus d'espace entre les tables. Midis bien sages après la belle époque de "la cantine" ou l'on se tapait en rigolant la formule complète à treize euros avant de retourner au boulot. Treize euros ça pouvait le faire quand on faisait salle comble.
Je me suis promis de retourner là-bas.
Dans un mois.
Dans un an ...
Je vais partir
comme ça
Sans points
ni virgules
Le Paul Express ne prend que les rêveurs et les écrivains mondialement inconnus
Vu que personne n'est au courant
ça ne choque pas grand monde
Ils sont drôles comme tout
ces artistes tristounets
avec leur ticket à la main et leur carnet dans la poche
poireautant
au bout du champ
Inconnus
sous la pleine lune
Pas très bavards
au départ
mais
dès que l'oeil de la loco éclabousse la nuit
il faut les voir s'éclairer et s'agiter comme des mômes
C'est touchant
la reconnaissance
quand on bosse
dans le secret de ses journées
Tout à coup
une chouette collection de wagons à l'ancienne fait un arrêt en pleine cambrousse
pour vous embarquer dans une virée vers l'ouest sauvage de toutes nos rêveries indomptables
"les hommes se ressemblent par ce qu'ils cachent"
insiste souvent Paul V
Il est
à la fois
l'inventeur
et
le mécano
du Paul Express
Il n'a pas tort
à bord
on est un peu entre frères et frangines
C'est culturel
ça
Se faire pas mal de potes au grès des rails.
J'attrape aussi des idées
et une pleine brassée de paysages
Passez la tête par la fenêtre
une poussière dans l'oeil fabrique déjà une idée
Fermez les yeux.
et les images défilent
J'oubliais de préciser
On peut rester un sacré bout de temps
au bout de champ
Mais
sous les étoiles
le temps passe plus vite
Voilà
Dès que je dégringole
tout à l'intérieur
je me grouille
de quitter mon quartier
de quitter ma ville
de filer au bout du champ
mon ticket à la main
et le reflet de la lune sur le dessus du crâne
Je dois être pas mal drôle aussi
Puce a promis d'embarquer avec moi
pour mon dernier voyage
Parce qu'il n'y aura aucun arrêt
Forcément
C'est aussi mon train
Le passage du dernier pont vu du Paul-Express. Un cliché signé de la légendaire et mystérieuse photographe Angela Théobia
U.S PARADISE
Secteur 227
Cette fois-ci John Ford sirotait tranquillement un Big Peat.
Une valeur sûre. Un Blended Malt unissant avec une touche de magie les single de l'île d'Islay et de Port Ellen. Il flinguait lentement sa bouteille en laissant s'évaporer bien au-delà de son palais les fragrances de tourbe sèche et fumée en contemplant avec ravissement l'épatante reproduction de Monument Valley. Paysage qu'il avait offert à ses westerns pour en forger l'imagerie définitive.
La terrasse en bois surplombait fièrement le vide sous un soleil sans nuage. Il aurait pu s'y jeter. Le luxe ultime des trépassés. Un grand bond, le choc étoilé puis une petite promenade pour rejoindre le sommet. Mais John ne s'emmerdait plus avec tout ça. Rester immobile jusqu'au flamboyant coucher du soleil suffisait amplement à flatter son bonheur taillé pour l'éternité. Mais là, il allait avoir de la visite. Bernard. Le gros type au visage rouge habillé en lapin qui était venu discuter avec lui deux jours plus tôt.
- Alors ça y est, cette fois-ci t'emménage pour de bon? demanda l'ex-réalisateur.
- Ouais, j'ai cru faire demi-tour et rester de l'autre côté puis finalement j'ai préféré cavaler vers la lumière.
- T'as rudement bien fait, mon lapin. On est mieux là. Tiens, je te sers un verre.
John fit signe à la serveuse.
Une fille superbe qui vint aussitôt caresser la joue du maître et la tête du gros lapin.
- Il veut aussi son petit verre le petit père?
- Absolument, jolie princesse.
- Merci Madame, répondit Bernard sans la quitter des yeux, le visage un peu plus rouge.
Ensemble, ils liquidèrent l'après-midi en trinquant, tandis qu'un Navajo habillé en cow-boy entamait à la guitare et à contre-jour de solides tranches de Country. Un chouette concert.
Au bout de quelques heures ou plus, Bernard décida d'accomplir sa mission.
- J'ai un message pour vous m'sieur Ford.
- Ah. Encore l'autre empaffé de Roi Souffleur...
- Vous ne devriez pas parler de lui comme ça. C'est un de vos premiers fans.
- Putain y a encore des gens pour mater un bon western, là-bas en bas?
- Ben ouais. Et moi aussi j'adore.
- Bon. Ok.
- Ce qu'il voudrait, le Roi, c'est que vous repartiez un peu en visite.
- Pas question. J'suis bien là. J'y suis j'y reste.
- Ce serait juste le temps d'inspirer deux trois bons réalisateurs.
John Ford se redressa dans son fauteuil et laissa choir son regard sur ses pompes. Il prit ensuite une profonde inspiration. Bernard lui fit un chouette sourire que le réalisateur lui rendit. Au même instant un ange rata son atterrissage et se cassa la gueule au milieu de la terrasse. Il se releva, un peu confus, en époussetant sa robe blanche.
- Vous n'avez jamais pensé à porter vos ailes? Demanda Bernard à John Ford.
- Mes ailes, qu'est-ce que j'en foutrais ? J'ai tout mon temps maintenant... La marche c'est parfait pour traverser l'éternité.
- Moi je viens juste d'arriver, mais ça me tente bien...
- Un lapin volant, pourquoi-pas.
Ils trinquèrent de nouveau.
Le soleil commençait à décliner.
Les mesas viraient au pourpre écarlate dans de langoureuses ondulations de chiste.
- Bon, M'sieur Ford, pour en revenir à notre affaire. Il s'agirait juste d'un petit survol de rien du tout.
- Un petit survol. Tu m'étonnes... J'ai cru apercevoir qu'il n'y en avait plus que pour les baltringues volants en collants dans vos petits cinoches en plastique.
- Ben justement, le Roi y pense qu'un peu de grands espaces, de chapeaux, de crottin, de colts, de fraternité virile et de poussière feraient du bien à tout le monde.
- La poussière c'est le grand retour aux origines, non?. Un truc plutôt tendance, aujourd'hui.
- Je suis d'accord, sauf qu'en bas, les pays qui décident pour tout le monde, ils tendent tous vers le lisse.
- Du parquet sur un océan de merde. Ça ne tiendra jamais. Et le gars Francisco, y peut pas faire quelque chose? C'est quand même lui qui est responsable de tout ce bordel.
- Il est à fond dans le boulot ces derniers temps. Il n'a plus le temps de s'occuper de nous...
- Du coup, tu t'es dit, tiens je vais aller emmerder le vieux.
- Absolument. Et en fait pour le citer intégralement, ce que le Roi voudrait c'est "qu'on rende aux humains un peu de courage et d'esprit pionnier".
John Ford éclata de rire et siffla bruyamment la fin de son whisky.
- Et tu crois qu'une collection de westerns torchés poliment suffiront a transformer les chèvres en loups ?
Bernard hocha doucement la tête.
- Moi, par exemple, j'étais du genre soumis. Eh bien tout a changé le jour où j'ai vu Russell Crow dans L.A Confidential.
- C'est pas un western, ça.
- Ouais mais c'est tout comme. Après avoir vu ce mec flanquer une dérouillée à tous les oppresseurs, j'ai pris la ferme décision de devenir un lapin. Contre l'avis de mes parents.
- Sage décision.
Le vieux se resservit un plein verre et regarda le soleil couchant au travers.
Il prit de nouveau une profonde inspiration.
- T'es vraiment un mec attachant mon Bernie, mais pourquoi est-ce que j'irais aider les guignols d'en bas à rester un peu plus longtemps, sachant que mourir est le seul moment de ma vie qui m'ait apporté pleine et entière satisfaction. Si tu veux rendre un peu de courage et d'esprit pionnier aux humains, suffit de leur couper le gaz et l'électricité. Alors, pourquoi irais-je inspirer deux-trois tâcherons du septième art?
Bernard dodelina de nouveau puis releva les sourcils.
- Pour le fun?
- Hmm...
- Alors, ce petit survol ?
John Ford prit tout son temps.
Il suivit des yeux le trajet d'un aigle royal entre The Mittens et le Totem Pole.
- Pour ça, je vais voir ce que je peux faire... Mais c'est vraiment parce qu'on se fend bien la gueule, tous les deux.
Épisode 3 :
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