LE FESTIN NU "Exterminate all rational thought"
Hors-piste Surréalisme Nouvelle édition Blu-ray 4K
David Cronenberg
*****
- Exterminate all rational thought. That is the conclusion I have come to.
Tout est dit.
C'est tout le processus de création de William S. Burroughs auteur du cultissime autant que bordélique "Festin Nu", ovni littéraire paru à la fin des années 50, qui est balancé par le personnage principal dans cette réplique.
Elle est prononcée dans l'une des premières séquences de cette fascinante adaptation ciné. Elle donne le ton et avertit le spectateur qu'il doit laisser la raison de côté si il souhaite participer à ce "banquet" funèbre. Au menu, substances illicites, fantasmes, angoisses et hallucinations. Vous entrez ici dans un "film-cerveau". La réalité est d'emblée hors de portée. C'est sur ce seul point que le film se marrie au roman originel. Pour le reste, n'attendez pas une adaptation de l'inadaptable.
J'ai lu le bouquin dans mes années étudiantes et c'est un acte de création pure, c'est à dire affranchi de tous codes narratifs et moraux. Un parcours en totale déjante, au coeur du chaos d'un esprit sous drogues, baladé entre obsessions et hallucinations, le plus souvent grotesques et monstrueuses. Une frénétique dérive surréaliste coincée entre schizophrénie et paranoïa. On peut clairement parler d'expérience de lecture "stupéfiante" mais parfois épuisante.
Rien de frénétique ici.
L'intelligence profonde de Cronenberg est de s'être intéressé au principe de création, au moteur même de l'ouvrage, en revenant au trauma fondateur. C'est après le meurtre "accidentel" de sa femme en 1951 à Mexico lors d'une soirée sous alcool et stupéfiant (il décida avec l'assentiment de sa compagne Joan de jouer à Guillaume Tell en visant avec son revolver le verre qu'elle posa sur sa tête) que Burroughs, après un court passage en prison, coupe les ponts, dérive plusieurs années en Amérique du Sud avant d'échouer, seul et dévoré par le deuil et la culpabilité, à Tanger au Maroc.
C'est là qu'il écrira les pages du Festin Nu. C'est tout ce combat d'un esprit luttant désespérément pour surmonter un crime intolérable, quitte à se perdre dans une autre réalité, la névrotique "Interzone", où le personnage flotte d'une hallucination à l'autre, qui constitue le ferment de l'oeuvre. Et c'est exactement à ce processus que s'est intéressé le réalisateur de La Mouche et de Faux-Semblants.
Héroïnomane, cocaïnomane, il ne devra son salut qu'à l'intervention de ses amis et auteurs Jack Kerouac et Allen Ginsberg, artistes-phares de la Beat Generation. Ce sont bien eux, sous d'autres pseudos qui apparaissent dans le film. Eux-même qui, historiquement, sortirent Burroughs de son lent suicide et rassemblèrent ces feuillets épars pour en constituer un ouvrage. Ce sont eux, et particulièrement Kerouac, qui eurent l'idée fabuleuse de ce titre percutant. Tous deux, avec Burroughs en outsider, trônaient au sommet de ce mouvement littéraire charnière dans l'histoire de la littérature américaine. Cette Beat Generation dont le cardio a probablement puisé sa vibration et son énergie dans le surréalisme, le jazz et le Be-bop. Un cap totalement mystique visant l'universel et aspirant à libérer l'auteur de toutes règles et carcans en privilégiant la cadence, le rythme et l'impro aux exigences de la composition. Un mouvement qui s'est épanché sur toutes les formes d'art et a pris un envol international avec le cultissime roman Sur la Route de Jack Kerouac, paru en 1957, deux ans avant Le Festin Nu de Burroughs.
On peut trouver dans ce mouvement libérateur les racines contestataires du meilleur du cinéma américain des années 60 et 70.
Le Festin Nu.
Cet oxymore, mariant profusion et simplicité, est encore plus pertinent dans cette relecture de Cronenberg. À la richesse visuelle de la photographie, sublimée par ce nouveau transfert Blu-ray, et à l'opulence volontairement théâtralisée des décors et créatures animées, s'oppose un rythme contemplatif et une fascinante mais aride interprétation du charismatique Peter Weller (fraîchement libéré des deux premiers Robocop). C'est le rythme d'un esprit comme embourbé, piégé par les drogues et dérivant dans le marécage de son âme hantée par un crime dévastateur. Nous sommes ici dans ce qui pourrait s'apparenter à une "préparation" au roman.
Cette mise à distance "intellectuelle" à d'ailleurs, à l'époque de sa sortie, déçu un nombre considérable de fans du roman. Ce n'est qu'au cours des décennies suivantes que la dimension tragique et psychanalytique de ce film s'est imposée jusqu'à lui conférer le label d'oeuvre culte.
Oui, oeuvre culte.
Parce qu'attention, si certains peuvent s'emmerder à regarder ce film qui ne ressemble à aucun autre (et je peux l'entendre), la mise en scène respire la maîtrise. La direction artistique et sa pleine matière, lumières et textures (garantie sans CGI) sont un régal pour les yeux. La partition du fidèle Howard Shore couverte par les échappées "dissonantes" du légendaire saxophoniste et trompettiste Ornette Colman envoûtent. Le casting hypnotise et la direction d'acteur est sans fausses notes. Forte de tout cet ensemble de premier choix, l'atmosphère captive. Et puis ce film est précieux. Il reste le témoin d'une époque quasiment révolue où un producteur était capable d'investir des millions de dollars dans un projet dépourvu de toute portée commerciale. Juste pour l'amour de l'art (et finalement la postérité, puisque cette oeuvre a laissé son empreinte dans l'histoire du cinéma").
Si j'écris "quasiment révolue" c'est que les miracles continuent de se produire de temps en temps. Dans le genre "voyage dans un cerveau malade" on peut trouver à ce Festin Nu un digne descendant grâce au miraculeusement déviant Beau is Afraid d'Ari Aster produit par les courageux producteurs de la maison A24.
Et c'est bien cette sensation d'immersion au coeur d'un univers intérieur dysfonctionnel qui me passionne toujours autant. Plus de trente ans après sa sortie. Toutes les obsessions de Cronenberg sont présentes, du parasite et du corps infesté jusqu'à sa mutation.
Les signaux schizophréniques abondent.
Au détour d'une scène, au coeur des décors d'une l'Interzone représentant une ville de Tanger volontairement artificielle, le spectateur devine des arrière plans New-yorkais. Rien n'est vrai, hormis la maladie de l'addiction et les délires qui en découlent. Les tentatives récurrentes d'appliquer une forme de "logique complotiste" à ce délirium du personnage principal relève d'un mécanisme psychologique d'une actualité brûlante. Les machines à écrire devenant créatures autoritaires se font narratrices d'un enfer intime. L'élégante amoralité, aucun jugement ici, et l'humour très sombre qui se dégage de ce récit fragmenté soulignent avec finesse le drame humain qui se joue.
Le Surréalisme comme seule échappatoire...
Le Festin Nu est le parcours d'un auteur condamné à errer indéfiniment d'une réalité artificielle à une autre pour supporter le poids de sa faute. Le Festin Nu est bel et bien le récit halluciné d'un deuil impossible. Et cette maîtrise dans la peinture "d'un délire" relève pour moi du chef-d'oeuvre.
Francisco,
Façonner l'impossible
Chroniques Cronenberg
1991
1h55
Le Blu-ray : Visuellement la redécouverte est totale. Couleurs, contrastes, luminosité et détails mettent en avant la richesse des matières et décors. La sublime photographie du fidèle Peter Suschitzky est enfin exposée dans toute sa splendeur aussi morbides soit ce parcours hallucinatoire. C'est bien lui qui après son admirable travail sur L'Empire contre-attaque (le plus beau de tous les Star Wars) à rejoint Cronenberg et cadre et éclaire les compositions et tableaux du maître de l'horreur et de la mutation depuis le funèbre Faux Semblants (1988)
Directed by
David Cronenberg |
Writing Credits
William S. Burroughs | ... | (novel) |
David Cronenberg | ... | (written by) |
Cast (in credits order) verified as complete
Peter Weller | ... | Bill Lee | |
Judy Davis | ... | Joan Frost / Joan Lee | |
Ian Holm | ... | Tom Frost | |
Julian Sands | ... | Yves Cloquet | |
Roy Scheider | ... | Dr. Benway |
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