LES CHRONIQUES DE FRANCISCO & Co

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LE SONGE DE L'AVIATEUR, piste 8

Sommaire 

 

 

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Vévé la nuit

 

 

On choppait les petits boulots d'étudiant qu'on pouvait.
Hervé était gardien de nuit.
Ça lui laissait le temps de dévorer tout un tas de bouquins.
"La littérature, je découvre."


Lui et moi, nous nourrissions à l'époque de tous les bouquins disponibles
de John Fante et Bukowski.
Moi, je bossais dans une enseigne de prêt-à-porter.
Des trucs informes, mal coupés
mais pas chers.
Je bossais aussi comme animateur les mercredis et vacances.
Sinon,
je déambulais dans les cours et les couloirs de la fac de Lettres, histoire de
décrocher au moins une licence.

 

Avec Hervé et Alain, mon beau-frère de l'époque, nous étions surtout concentrés sur l'écriture et la mise en scène de nos courts-métrages amateurs.
Des trucs en noir et blanc
avec une musique indus,
dans les friches du Port de Nantes
remplacées aujourd'hui par un éléphant géant
et un très gros manège.
Tout cela laissait planer une atmosphère assez créative
dans le cours du fleuve de nos quotidiens ordinaires.

 

 

Je ne me souviens plus du nom de l'entreprise qu'il surveillait la nuit,
mais Hervé nous racontait qu'il bossait avec
"un gros facho raciste avec une toute petite voix".
Je me souviens aussi que ce type envisageait d'être écrivain.
Mon pote "Vévé" avait topé le cahier
le temps que le mec aille aux chiottes.
Ça s'appelait
Le Loup-Garou de New York.
Et ça commençait comme ça :
"Y a un loup-garou à New York et je vais le tuer."

 

 

J'ignore si ce type a réussi à boucler son roman,
mais moi, j'ai finalement obtenu ma licence.

 

Aujourd'hui,
Hervé a disparu,
Alain n'est plus mon beau-frère
mais est resté mon "frangin".
Sinon,
on croise des tueurs de loup-garou
un peu partout.

 

 

C’est dans l’air

 

 

Je peux rester longtemps,
le matin,
quand je ne bosse pas
et qu'il fait beau,
à regarder la danse de la poussière
et de nos peaux mortes
dériver
dans un rayon de soleil.

 

Elles s'élèvent,
font demi-tour,
dansent,
disparaissent,
se font remplacer,
et
ça ne finit jamais.

 

Quand le temps
est couvert,
elles deviennent invisibles,
mais elles sont bien là.

 

C'est un spectacle
éternel,

même après
que nous ayons disparu.

 

Après
l'âge,
les guerres,
les virus,
les élections,
les canicules,
les cancers,
les travaux urbains,
les moissons à faible rendement,
la fonte des glaces et de la banquise,
les ministères d'indifférence,
les courses à faire,
le désert qui gagne,
les millions et les milliards
dans la poche de bouffons vulgaires,
l'insolence,
la faim,
les bombardements,
les enfants écrasés,
la douleur,
les deuils,
la colère,
et les fins de carrière un peu tristes,
elles danseront

 

 

 

Mon genou gauche

 

 

On peut cavaler longtemps
avant de se dire qu'il est bon d'être posé là
sans rien foutre.

Voilà.
Depuis quelques jours,
je boîte.


C'est une drôle de douleur.
Dans le genou de ma jambe gauche.
Parfois discrète,
mais qui ne se fait jamais oublier.
Parce que,
de temps en temps,
ça bloque.
Puis ça irradie.

 

Alors,
je boîte,
et
bon,
c'est tout.

 

Parfois,
je m'allonge sur le canapé,
mes pieds sur l'accoudoir.
Comme ça,
les jambes en l'air,
tout s'apaise et circule.
C'est beaucoup mieux.


Mais on ne peut pas mener sa vie
installé comme ça.

 

Doliprane,
massage,
gel réfrigérant,
anti-inflammatoire.
Le court poème de l'ordonnance
fait son petit effet.


Ça revient.
Puis ça repart.

C'est drôle,
assez dérisoire,
mais un peu chiant aussi.

 

Aujourd'hui,
je sais bien que c'est la fin du monde
un peu partout.
À l'est
et au sud.
Mais
mon genou
il s'en fout,
et
moi
j'ai hyper mal.

 

En plus,
aujourd'hui,
je dois prendre le train
avec le gros bobo au genou.

J'arrive à Paris
en boîtant,
pour un scanner d'urgence
à la demande du médecin.


Comme elle est super inquiète,
et que je suis un anxieux,
j'ai imaginé
plein de trucs sombres,
comme,
par exemple :
"j'ai une saloperie dans les os".

 

Je prends le taxi pour la clinique
avec mon genou en vrac,

avec mon attelle bleue
et avec,
étalée partout sur la gueule,
la bonne petite tronche du condamné.

 

 

Deux heures plus tard,
je suis confortablement installé dans le taxi du retour.
Le chauffeur me raconte
que
l'autre jour,
des grêlons gros comme des balles de ping-pong
sont tombés sur une bonne partie de Paris
et la voiture de son collègue
qui s'est retrouvée toute cabossée.


Il est comme moi.
Il trouve que c'est la fin du monde.

Sauf que là,
elle me fait moins mal, la fin du monde,
parce que mon genou n'a rien de grave.
"C'est juste une inflammation et l'usure sous la rotule."

 

C'est tellement beau la vie
quand on est parano,
qu'on pense qu'on va crever
et qu'en fait
non.

 

 

Dans le train,
j'ai regardé le paysage cavaler comme un dingue,
les arbres griffer la paille du soleil,
puis
j'ai joué au Scrabble
sur mon téléphone.
Trois parties gagnantes d'affilée !
En mode avancé.


Je sais pourquoi.

C'est
la chance du mec
qui ne va pas mourir.
Mais qui a toujours mal au genou.

 

Arrivé à la maison,
j'ai viré mon attelle,
me suis enfilé un anti-inflammatoire
avec un grand verre d'eau glacée.

 

Quand Puce est arrivée,
le soleil éclaboussait les toits.

 

Et j'ai fait comme tous les vivants.
J'ai commencé à guérir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Old Guy

 

 

 

Il avait l’air plus jeune et reposé.
Assis, tranquille, au bout du quai.
Au-dessus de lui, la nuit béante et silencieuse.
Seul, sur le seul banc éclairé, avec au-dessus de lui l’obscure clarté libérant ses étoiles.
J’avançais tranquillement vers lui,
mon cœur endeuillé accueillant à pleine joie la pommade du rêve.

Il s’était laissé pousser la barbe, et ça lui allait rudement bien.
Il tenait sur ses genoux une sacoche, comme du temps où, gamin, je le voyais partir en cours réveiller une palanquée d’étudiants affamés de littérature anglo-saxonne.

Il l’a posée à côté de lui, puis s’est levé et m’a ouvert grand ses bras avec son grand sourire réconfortant.
On est restés comme ça un petit moment.
Enlacés, la lune bronzant la nuit.

— Quelle histoire, hein, a-t-il fait en prenant tout son temps pour s’asseoir.

Une étoile filante a signé la nuit, au-dessus de nous.

— Tu sais, mourir, on en fait toute une histoire, mais ce n’est ni compliqué ni difficile. Finalement, elle n’arrive qu’à ceux qui restent.

— C’est…
Je n’ai pas essayé d’en dire plus.
J’étais tellement heureux de pouvoir lui dire au revoir comme ça.

— Imagine un peu, fiston. C’est comme avant, mais délivré de tout le poids du monde. On est juste à côté, c’est tout. Attentif, gourmand de tout, mais jamais concerné. On s’y fait très vite.

— Maman a tellement de mal à continuer sans toi.
— Dis-lui qu’il ne faut pas qu’elle s’inquiète. Je suis avec elle, elle est avec moi, et je l’accompagnerai tout au long du grand passage.

Le vent de la nuit s’ébroua dans un vaste mouvement d’âmes.
Comme un soupir bruissant dans une forêt profonde.
Délivrant l’infinie présence d’une armée bienveillante.

— Tu sais que t’es avec moi tous les jours, Dad…
— Je le sais, Francisco. Je suis très fier aussi de tes frangines. Je suis souvent avec elles aussi. Ta mère est bien entourée. Ses journées sont encore longues, mais elles reprendront quelques couleurs au fil des saisons. J’en suis persuadé.

Il prit une profonde inspiration, puis reprit :

— J’entends le murmure du temps depuis que je suis parti. Il est calme, apaisant. C’est un fleuve majestueux, indifférent à nos douleurs mais prêt à nous accueillir. Quand on est mort, on a tout. Et, franchement, ce n’est pas désagréable.
— Le temps est comme la nature.
— C’est ça, fiston, indifférente et souvent glorieuse.

Il s’est marré doucement.

— Ce n’était pas trop mon genre de sortir des phrases comme celles-ci, avant.
— Et voilà que tu parles comme un poète, Dad.
— C’est parce que je t’accompagne, fils. Je l’entends. J’entends battre ton cœur.

Il a sorti sa pipe de sa poche et, le tabac sur ses genoux, l’a tranquillement préparée avant de la fumer avec tout l'entrain et la folle élégance de ses jeunes années.

— Ça te manquait, ces dernières années…
Il ferma les yeux avant d’approuver d’une longue bouffée bleue.

J’ai placé mon bras autour de ses épaules.
On est restés comme ça un bon moment encore.

Puis
nous entendîmes ensemble siffler le train.
Il s’amarra d’un seul souffle le long du quai, avec ses wagons baignés de lumières et ces silhouettes ivres et légères.

— Ne t’inquiète pas, fiston, il est bon de se retirer.
— Dad, t’as fait ce que tu as pu, et à ta manière, et sans notice, comme tous les bons pères. Quand tu es parti, je n’ai trouvé que de l’amour sur ton bureau, dans tes tiroirs, sur tes étagères, dans la penderie. J'ai respiré ton odeur rassurante dans tes pulls, ta collection de ceintures en cuir et même dans tes pompes. J'ai même porté quelques jours tes tennis neuves, celles que tu n'as pas eu le temps d'enfiler. Mais tu vois, je suis une pointure au-dessus et j'ai fini par abdiquer. Pourtant, elles aussi accompagnaient chacun de mes pas avec bienveillance. J'ai adoré avoir un peu mal aux pieds parce que je t'aime et que tu me manques. Chaque ligne de ce blog, tu l'as parcourue avec une attention d'ange gardien. Je n'ai plus envie de continuer. Alors voilà mon papa, je vais retourner dans mes vieilles grolles fatiguées et ridées par le deuil, avec toute ma jeunesse envolée au creux de la poitrine. C'est lourd, parfois, mais on finit tous par s’envoler !

Il a posé une dernière fois sur moi un regard tendre comme une larme :

— "On finit tous par s'envoler." Ne perds pas cette formule, fiston. C'est notre songe commun. Le songe de l’aviateur.

J’ai pu enfin le serrer très fort contre moi et lui dire :

— À la prochaine, Dad...

Puis,
le regarder monter dans le train,
discrètement me saluer,
et,
délicatement,
tout doucement,
disparaître.

 

 

 

 

 

 

 

 

Francisco,

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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05/07/2025
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