LE SONGE DE L'AVIATEUR, piste 9
Nos disparus n'ont plus de cholestérol.
Elle s’en grillait une collection par jour et faisait des ronds de fumée avec sa bouche. C’était une grande gueule et une furieuse lectrice.
Elle répétait souvent :
— Crever, c’est pas compliqué. Je le fais un soir sur deux. Puis, à chaque fois, je me réveille.
Dans une tonalité plus ouverte à la joie :
— Je ne connais rien de plus beau qu’un homme qui bande.
Ce n’était pas la plus heureuse de la bande, mais, de loin, la plus cultivée.
Apprendre qu’elle avait définitivement mis les voiles fait remonter en moi les sources claires aux algues chevelues de mes années d’étudiant.
C’est impressionnant de se dire qu’à moins de soixante piges, j’ai déjà perdu les trois quarts de la tonitruante bande de l’époque. Qu’un peu de leurs rires, de leurs larmes et de leurs fumées de cigarettes n’en finit pas de se disperser. Poussières invisibles dans l’atmosphère plombée et en surchauffe de ce nouveau millénaire.
Sophie. Créature romanesque, grande et massive.
La voir débarquer, c’était déjà retrouver le sourire. Une bonne humeur de pure élégance drapant soigneusement son spleen, et une envie de bousculer nos journées sacrément contagieuse. Elle était plutôt littérature française classique, tandis que je rongeais les auteurs américains jusqu’à l’os ;
Mais on se rejoignait côté cinoche.
— T’as vu, ils repassent Les Raisins de la colère au Cinématographe ?
— Ça marche !
C’est avec elle et Pauline qu’on allait se faire des toiles.
Plusieurs fois, nous sommes restés tous les trois assis à discuter après le film, jusqu’à ce que la salle se remplisse de nouveau. Nous avons ainsi vu deux fois de suite La Double Vie de Véronique et Frankie & Johnny.
Ça ne pourrait plus arriver aujourd’hui. Les cinés sont devenus d’abord des espaces de vente. Votre séance consommée, vous êtes priés de vous casser vite fait.
Nous allions ensuite boire quelques verres en grillant clope sur clope dans le bar le plus bruyant possible. Même un bon vieux nanar nous déliait la langue.
Il y avait déjà quelques végans sur terre, mais si nous avions faim, c’était resto avec entrecôte-frites et le dessert derrière. On se foutait royalement de notre taux de cholestérol. Se pencher dessus, signe la fin d’une ère. À ces instants, nous nous servions copieusement au banquet du premier acte de nos vies.
Tard dans la soirée, nous raccompagnions d’abord Pauline, qui se projetait déjà en train de s’enfiler un shot de whisky avec son antidépresseur.
— J’adore ramper pour aller me coucher.
On se marrait bien, mais nous nous complaisions déjà dans cette vision d’un réel à chier, propre à la jeunesse, qui possède encore un joli bouquet d’années à perdre. Vibrantes, écorchées, bavardes, chaotiques et délicieusement non productives, on ne savoure le miel de ces heures-là que beaucoup plus tard.
Chapitre essentiel où triomphe la vaine gamberge existentielle. Ce qui, pour la plupart d’entre nous, ne nous empêchera pas, au final, de nous tenir scrupuleusement aux horaires et de finir comme des robots rêveurs.
— C’était sympa. Demain, je suis pas sûre d’aller en cours, tu pourras me les filer ?
J’étais plus assidu qu’elle, parce que ça faisait un petit bout de temps que je traînais en fac, et qu’il fallait absolument que je la décroche, cette licence de Lettres Modernes, option communication. Du coup, je m’appliquais, et Sophie appréciait le soin que j’accordais à ces prises de notes.
Quand Sophie m’embrassait, elle me serrait fort dans ses bras. J’allumais toujours ma dernière cigarette devant son immeuble, puis je rentrais chez moi. Rue Pitre-Chevalier. Je l’ai déjà écrit, ça, mais je trouvais que le nom de cette rue était fait pour moi.
Ensuite, nous avons tous tracé nos routes.
J’ai trouvé mon premier job, et ma compagne de l’époque, qui envisageait sérieusement de quitter l’artiste paumé et glandeur que j’étais, a finalement décidé de me suivre. Fondement fragile d’une première vie pas mal ratée pour l’un comme pour l’autre. L’illusoire « Nouvelle ville, nouvelle vie » a fonctionné quelque temps.
Je commençais à bosser dans le journalisme et je suis devenu papa.
Trois fois.
Entre mon aînée et le petit dernier, Félix n’aura pas connu la lumière du matin de l’accouchement. Son petit cœur avait cessé de battre plusieurs heures — ou deux ou trois jours — avant l’accouchement.
Ce détail est sans poids.
Un nœud au cordon et une vie qui perd toutes ses couleurs. Une chambre repeinte, une déco amoureusement composée, et des petits pyjamas qui vont attendre pour rien.
Je ne me suis jamais penché sur ce deuil.
Après l’effroi et l’étourdissement, je me suis contenté de m’accrocher.
Je me souviens de cette semaine passée sur l’île de Corfou, peu de temps après le drame. Le soleil y a séché quelques larmes. Ensuite, je suis retourné au boulot parce que nous n’avions pas le choix. J’enchaînais parfois plusieurs semaines loin de la maison. Le week-end, je rentrais en célibataire.
J’ai laissé longtemps, la colère d’avoir perdu mon fils gouverner ma vie. Ce qui tenait les choses ensemble s’est dissous, et notre foyer est allé doucement s’envaser dans l’absence et la douleur. J'étais persuadé, à cette époque, que j’allais mourir ainsi. Noyé en moi-même.
La naissance de notre troisième enfant m’a consolé, mais sans jamais cesser de brouiller les pistes de mon retour au monde. Pour moi, « faire son deuil » reste une construction de l’esprit sans fondement. Disons qu'aujourd'hui je vis paisiblement avec mes disparus.
Après ce drame, le temps de la famille et du foyer était définitivement révolu pour moi. Certes, il y a pire que de perdre un enfant à la naissance : c’est de le perdre après qu’il ait vécu. Je croisais trop de naufragés dans ce cas-là pour me faire un manteau de ma petite tragédie personnelle. Alors j’ai fini par ne plus en parler à personne. Et puis j’ai toujours eu le sourire facile, ce qui m’a évité de dévisser. Sophie, je me souviens de ton simple mot :
« Tu vas continuer parce que tu n’es pas tout seul.
Ton amie qui t’aime. »
Simple et plutôt efficace.
On n’a pas besoin de plus.
Merci, Sophie.
Je ai longtemps conservé cette carte dans cette putain de pochette cartonnée de couleur verte que je n’arrive pas à retrouver.
Pauline.
Quelques années plus tard, tu as développé ton cancer.
Il a pris ses aises pendant ta grossesse.
Tu t’es battue longtemps. Pour eux. Ton petit et ton grand mec.
Je me souviens que nous avons dispersé tes cendres sur la fameuse plage de Monsieur Hulot, à trois cents mètres de là où tu habitais.
Tu t’es envolée avec le doudou que nous avions choisi pour Félix entre tes mains croisées. Ton homme, debout jusqu’au bout, n’avait plus une seule larme à verser ce jour-là. Ton fiston, qui ressemblait au Petit Prince, regardait ailleurs — sans doute vers un de ces territoires où la mort n’a pas prise.
Sophie, je n’avais plus de nouvelles de toi depuis déjà pas mal de temps.
Je suis certain que tu aurais encore trouvé une chouette formule consolatrice pour encaisser cette tragédie.
La nuit qui a suivi, une tempête de dingue a soufflé sur la côte.
Je me suis dit que Pauline était peut-être en colère.
Qu’elle aurait souhaité être dispersée ailleurs.
Aujourd’hui, je crois que cela n’a plus beaucoup d’importance.
Les années nous ont ramenés à notre juste dimension.
Aujourd’hui, justement.
Je file depuis 19 ans le grand amour
J’ai arrêté de fumer.
Je ne mange presque plus de viande.
J’ai plaisir à couper des légumes et je perds du poids (tout doucement).
Sur ce dernier point, vu de là-haut, Sophie et Pauline doivent trouver ça marrant, voire même touchant.
Tout un cycle
Ça a probablement un lien avec le morceau précédent,
mais
je réalise seulement ce matin
que j’ai enchaîné
tout un cycle de films
sur la mort, la perte et le deuil.
Les Linceuls, de Cronenberg,
Still the Water, de Naomi Kawase,
et La Chambre d’à côté, d’Almodóvar.
Qu'elle soit
délicieusement macabre,
solaire
ou
élégante,
chacune de ces trois œuvres sincères
nous arrache au tumulte et à la multitude,
exige patience et attention
là où le temps fait présence
La mort est un poème.
Se pencher au-dessus d’elle,
c’est laisser infuser
la meilleure part de nous-mêmes.