LE SONGE DE L'AVIATEUR, Piste 6
Phoque
- Hey Francisco ! C'est moi, Jerry !
J'allume la lumière.
Un petit mec aux dents très blanches, boudiné dans son costume bleu électrique, se tient adossé à l'armoire.
- Jerry...
- Ouais, "Jerry l'insomnie", frérot !
- Celui qui me pourrit mes nuits... et mes jours.
- Ouais, le petit enculé qui la met bien profond au marchand de sable.
L'assurance de ce petit branleur noctambule est insoutenable.
- Je ne vais pas me battre avec toi. Je vais même éteindre la lumière et essayer de me rendormir.
- T'as raison, essaie toujours.
J'éteins.
Je l'entends pouffer.
Ce type se marre tout seul dans le noir.
Je ne m'en débarrasserai pas comme ça.
Autant discuter.
- T'es lourd, Jerry.
- Peut-être, mais avoue que je t'ai offert de belles pages dans tes chroniques et bouquins virtuels. Je ne suis pas ton ennemi, man, je suis ton complice. Je t'offre quelques heures de rab dans ton quotidien blindé d'horaires à la con. Quand tu te retrouves paumé comme ça au milieu de la nuit, c'est bon pour l'inspiration, pas vrai ? Je suis ton pote et ton premier fan, Francisco, et tu ne le sais même pas. Et quand je te demande de te réveiller, c'est gentiment. Parce que je t'aime bien.
- À quatre heures du matin, c'est pas là que j'ai les plus douces pensées.
- Ça, mon vieux, c'est parce que t'es un anxieux.
- C'est exactement pour cette raison que je préférerais que tu me laisses roupiller. Toi qui as l'air de lire en moi comme dans un livre, tu sais que ça me colle l'angoisse de penser dans le noir. Ça me fait réfléchir à tout ce qui pourrait ou va se pointer. Et au cœur de la nuit, c'est lourd à porter. Puis ça te replonge dans le cœur sombre de cette humanité aveugle et sourde, en pleine déglingue, qui file droit vers l'apocalypse en trottinette électrique, tout en votant pour la démagogie la plus crasse, pendant que l'autre moitié crame sous un soleil sans eau ou sous les bombes.
- Tiens, encore un peu de sensiblerie, Francisco ! Qu'est-ce que t'en as à foutre de l'humanité tout entière ? Tu crois qu'elle se soucie de toi ? Partout ça triche, ça ment, ça se gave ou ça crève la dalle, puis ça meurt tout seul dans un coin. Mais rassurez-vous, bonnes gens, un cinévore insomniaque de bientôt soixante piges pense à vous et se fait du souci à propos de l'apocalypse !
Ben tu sais quoi, Francisco, quand tout ce petit monde s'aimera très fort à coup de suppos nucléaires, la nature reprendra vite ses droits. Franchement, quand tu te détends un peu et que tu réfléchis à un poil long terme, c'est un soulagement, non ? As-tu, d'ailleurs, une seule pensée dans tes moments de stress dérisoires pour cet infini froid et silencieux qui nous entoure et aux confins duquel notre minuscule planète dérive ?
Quand tu lèves les yeux, tu es censé te prendre la grande leçon d'humilité. Ça sert à ça, l'insomnie. Te retrouver face à la nuit et comprendre qu'il est absolument inutile de se battre contre elle.
Ce connard a quand même le sens de la formule. Je ne peux pas lui retirer ça. Je file me servir un verre d'eau dans la cuisine, histoire d'encaisser le truc.
Avant, j'aurais fumé, mais ça c'était il y a exactement 385 jours.
- Mais je te comprends Francisco, reprend Jerry. T'es vivant. Alors que moi, j'ai le recul.
Et le voilà qui se remet à ricaner un peu bêtement avant de poursuivre.
- On n'invente pas grand-chose quand on écrit. On se connecte, c'est tout. Toi et moi, c'est une vraie rencontre. Je ne suis pas moins réel que toi, compañero. Ok, tu m'accouches sur une page de blog, aussi important qu'une goutte d'eau dans l'océan du web, mais je reste une "incarnation passagère", comme vous tous.
Jerry fait le tour de mon bureau et s'assoit là où, normalement, dort mon chien. Il continue à philosopher.
- Oublie l'identité, parce que nous ne sommes rien tout seuls. Pour incarner, faut réagir. Faut des complices et des témoins. Là aussi, faut se connecter. Toi, t'as trouvé l'âme sœur. T'as l'amour. C'est le seul cinq étoiles ouvert dans l'existence. Estime-toi heureux. Dans ce décor qu'il ne faut jamais cesser de consolider, t'incarnes un truc puis plus rien. Ce n'est pas triste. C'est comme ça. Tout passe.
- C'est presque apaisant ce que tu me dis là, Jerry.
Le voilà qui se lève et me glisse son bras autour des épaules.
- Tu vois que j'ai bien fait de te réveiller, Francisco. Et puis, quand tu pionces trop, ne le prends pas mal, mais tu fais du gras. Parfois même, quand t'as bien mangé et que tu roupilles sur le côté en ronflant, on dirait un phoque.
- Sérieux ? Un phoque ?
- Ben ouais.
Le plus drôle, c'est que le seul qui rit comme un phoque, c'est Jerry.
Nous causons encore un peu, puis je me dis que ce connard attachant est peut-être bien le marchand de sable.
Parce que je sens à présent que je vais aller roupiller et m'abandonner à l'indifférence de l'infini.
J'ai failli mûrir
ou "pourquoi j'efface toujours vos commentaires sur le blog au bout de quelque temps"
Aujourd'hui, j'ai donc décidé de répondre à cette précieuse question que très peu de gens se posent. Je pourrais commencer ainsi :
Je me suis souvent emmerdé dans les expos.
Je salue le travail, la mise en espace et en ressors un peu moins con, mais je pourrais tout aussi bien ne jamais y foutre les pieds. Sans doute parce que tout y est bien rangé et que le hasard a disparu. Il n'y a souvent que ce qu'il y a. Vous vous repointez le lendemain, rien n'aura bougé.
C'est un espace dans lequel il m'est difficile de m'amuser.
C'est le problème des trucs fixes.
Ça n'a que peu de rapport, mais c'est par le biais de cette mécanique mentale que j'éprouve le besoin d'effacer tous vos commentaires de mon blog au bout d'un certain temps. Parce qu'ils marquent pour moi des sentiments passagers que j'ai toujours eu plaisir à découvrir, mais qu'il est important de laisser repartir pour ne pas entraver le regard des visiteurs suivants.
C'est un peu comme si des traces de pas dans la neige ne devaient plus jamais s'effacer. J'éprouverais alors la sensation d'évoluer dans un monde figé. Mort. Avec partout les fossiles d'une vie passée. J'aime que mes chroniques ciné et autres bafouilles littéraires repartent à blanc.
Ça signe le retour au désert. Cette position modeste de l'écrivain du dimanche que je tiens à rester, paumé dans son monde, qui retrouve alors ce plaisir à la fois immense et discret de guetter le retour d'une silhouette à l'horizon, l'hypothétique ou anonyme lectrice ou lecteur qui, un jour, en passant, me laisse un petit mot, une réaction.
Joie de le découvrir pour ensuite, quelque temps plus tard, le libérer.
C'est un peu comme le Youtubeur qui laisse son Live en replay sur sa chaîne. Je peux parfaitement le comprendre, ils le font tous, mais ça file un côté triste et un peu vain à l'événement. Comme une sensation de lendemain de fête qui n'en finira jamais.
J'accorde un certain panache à l'art du one shot. Du petit tour et puis s'en va. Ce glorieux éphémère qui libère les surfeurs que nous sommes.
J'ai ainsi toujours pris soin de conserver un espace de fuite dans ce que j'ai dessiné, écrit ou filmé.
Vous vous en foutez toujours ?
Franchement, c'est compréhensible.
Conduire mort
C'est possible.
On peut se faire arracher le cœur, puis monter dans sa voiture et faire 400 km pour rentrer chez soi.
Ce qui fait un peu de nous des fantômes.
Je ne sais pas si c'est rassurant
mais c'est vrai.
Le truc avec les chefs-d'œuvre du 7ème art
Ils ne s'imposent qu'avec les années.
Ils te donnent cette sensation délicieuse, à chaque visite, de ne jamais tout retrouver au même endroit ni d'entendre résonner la même mélodie.
À chaque nouvelle vision, le paysage s'élargit.
Ils sont rares et précieux.
Les chefs-d'œuvre restent vivants et t'accompagnent.
Ils fleurissent sur le terreau de ta sensibilité et de ton expérience,
puis te donnent des leçons.
Ils ne font pas barrage aux emmerdes ni aux nouvelles qui dévastent.
Ils ne nous empêchent pas de tomber malades ou de mourir, mais ils ont la gentillesse de laisser la lumière allumée.