LE SONGE DE L'AVIATEUR, piste 3
Ça peut aider
L'autre jour
j'étais dans le tram bondé, il faisait chaud et ça ne sentait pas très bon.
Mais, attention j'avais Wolfgang dans les oreilles.
Adagio pour violon et orchestre en mi majeur.
Alors j'ai fermé les yeux.
Et ce coup-ci ça a vraiment marché.
Elle a filé droit dans mes veines, partout dans le corps.
Cette sensation de m'enfuir dans la fraîcheur des eaux claires d'une rivière éclaboussée d'ombre et de soleil.
Putain, j'étais brusquement hors-zone.
Injoignable.
Invincible.
"pour votre sécurité, le tramway pouvant freiner brusquement, il est recommandé de se tenir aux barres de maintien"
Cause toujours
J'en avais strictement plus rien à foutre, moi
des barres de maintien.
J'allais ainsi
libre et un peu ivre
J'étais l'eau étincelante, le courant puissant et le vent dans les branches
Je flottais debout
Comme ça
Tous les échelons de l'administration française
Ça m'arrive parfois.
Dans ma cinéphage existence.
Surtout après une journée de boulot un poil aliénante (petite contrariété de la condition humaine) de ne pas vouloir m'affaler devant mon écran.
Pourtant, depuis le début de la semaine je suis dans un trip ciné nostalgique gentiment régressif qui consiste à me replonger dans les premiers opus de la saga L'Arme Fatale avec Mel Gibson et Danny Glover, duo électrique qui a foutu le feu à la fin des années 80. Un must du buddy-movie bien agité de la gâchette que je revois même en VF histoire d'avoir vingt ans de nouveau dans les oreilles. C'est aujourd'hui clairement dépassé et un poil macho avec toutes ces filles et ces femmes qui hurlent, se jettent par la fenêtre, se font kidnapper, où préparent le repas du soir mais, franchement le charme est intact et le tout garanti sans effets numériques. Les mecs s'en prennent plein la gueule sans fonds verts et tout ce qui passe, se brise, explose ou brûle devant l'objectif est vrai. Dans les films d'action de cette époque les réseaux sociaux n'existent pas, personne n'a de téléphone portable donc tout le monde est bien là et plutôt détendu et concentré sur son job d'acteur. Et ça fait du bien. Mais ce soir, pas envie.
Fin de la chronique ciné.
Il va me falloir autre chose d'un peu plus créatif.
Alors j'attends.
Je me dis que le bon moment finira par se pointer.
Faut le laisser venir puis lui donner une forme.
Alors je décide de rester comme ça.
Ici.
Là où j'écris.
J'aligne les phrases que vous êtes en train de lire mais dans les bras de la nuit et le grand silence de la maison. Au même bureau sur lequel j'observais, gamin, mon grand-père corse triant ses papiers ou écrivant son courrier.
C'est un meuble hérité. Un meuble souvenir. Un meuble hommage aussi. Un secrétaire en bois avec des vitrines abritant l'intégrale de Jules Verne et des photos d'enfance avec mon pote Fredo. La puissance de l'imaginaire et un ange gardien. Les balises de ma réalité magique.
Pour continuer un petit peu sur mon grand-père, les derniers mots qu'il m'a adressés à l'hôpital furent "ne sois pas trop gentil, tu sais. Ne sois pas trop gentil". Il faut dire qu'il s'est construit tout seul et dans le dur. Ce taiseux au corps solide a gravi tous les échelons de l'administration française en bûchant tôt le matin, travaillant la journée et révisant le soir. Quand il lui restait un peu de temps il regardait un western ou lisait Jules Verne. Son conseil était précieux mais je l'ai souvent laissé filer.
Gentil. Une belle source d'emmerdes pour quelques joies profondes mais, au final, un grand amour. Gentil. Je suis suffisamment résilient pour le rester et pas assez combatif pour devenir méchant. Mes proches et quelques fidèles lecteurs savent que je me fous un peu de toutes ces luttes perdues d'avance que nous inflige l'exercice social et que je suis dépourvu de tout esprit de carrière. Je ne grimpe qu'en montagne. L'instant et le ciel me suffisent amplement. L'ambition m'a épargné. Elle m'a juste laissé le goût des histoires bien racontées.
Il faut avouer qu'avec juste une ou deux bonnes idées dans la semaine on peu tenir à distance la routine. Mon job de journaliste de téloche en édition locale me plait quasiment un jour sur deux. C'est l'occasion de faire de chouettes rencontres, parfois délicieusement hors des clous. L'ordinaire et le banal s'effritent quand on gratte un peu. Un volcan gronde même sous les humains qui roupillent. C'est globalement nourrissant.
Se balader ainsi entre ville et campagne à ramener des tronches et des morceaux de vie dans ses filets offre une saine navigation. Le voyage est partout. La meilleure psychanalyse c'est de laisser ton prochain t'inspirer. Tout boulot sur l'ego est vain puisqu'au fond nous ne sommes rien ni personne tant que nos actions ne fabriquent pas du réel pour autrui. Je vais encore une fois citer mon grand-père corse "on ne se révèle pas tout seul devant la glace mais dehors au milieu des autres".
Inutile de chercher à la ramener, d'exposer ou de brailler qu'on existe.
Être là suffit. C'est fou tout ce qu'on peut trouver dans le présent. Et puis, ça aide à rester abordable et pas trop con de se tenir exactement là où l'on se trouve. Je n'y parviens pas tout le temps mais j'essaie chaque jour:
J'ai beau disserter sur le présent, ça ne m'a pas empêché de continuer à fouiller le carton à souvenirs.
Celui avec Écrits de Jeunesse marqué dessus.
Me voilà de nouveau en train d'éplucher d'anciens recueils de nouvelles. Même si c'est touchant, il y a finalement beaucoup à jeter.
Mais je retombe sur celle-ci. Un très court récit, qui a obtenu un prix de la nouvelle au concours international Art-Phare de Bordeaux en 88 ou 89 (j'ai dû évoquer ça dans les premiers épisodes du Cri du Chameau). C'est, en plus, ma toute première nouvelle.
Avant, je dessinais des BD ultra-violentes à la Mad Max. Du post-apo avec des effets de perspective aléatoires et des personnages pas toujours ressemblants d'une case à l'autre. J'avais également signé quelques débuts de polars bien glauques et les trois premiers chapitres d'une saga SF peuplée de tueuses à gages affolantes et de sorciers défoncés à l'acide galactique (j'adorerais remettre la main dessus, mon pote Fredo m'avait encouragé à continuer. Je le revois encore en train de m'encourager "faut que tu continues, c'est hyper poilant!")
Sinon j'accouchais aussi de pleines brassées de poèmes, vu que je me prenais pas mal de râteaux avec les filles. Phénomène aussi vieux que la tectonique des plaques que celui des déconvenues sentimentales embrasant le chaudron de la création. J'étais comme tous les jeunes poètes encore verts.
Je souffrais, j'inspirais, j'écrivais.
Les filles, j'ai commencé à les intéresser le jour où j'ai décidé de laisser mes lunettes à la maison et de tenter ma chance dans le brouillard. Un peu à la manière des premiers explorateurs des Pôles. C'est bon pour ménager sa timidité mais le risque est d'être séduit par quelqu'un de pas forcément très net. Plus tard je suis passé aux lentilles de contact et j'ai commençé à retrouver le sens l'orientation. Tout ça pour dire qu'au beau milieu de toutes ces esquisses et autres barbouillages écrire une nouvelle me permettait enfin d'accomplir un geste artistique de l'idée première jusqu'à son point final. C'était jouissif et gratifiant.
Cette toute première nouvelle s'appelle Tom et Les Autres.
Elle date de mes vingt ans. Bien avant que je m'appelle Francisco. Elle ouvrira même quelque mois plus tard un recueil que je baptiserai Dans les Bras de la Nuit. Recueil sorti en une quinzaine d'exemplaires dont le dernier en ma possession à encore fière allure. Tapé et relié bénévolement par la secrétaire de mon père qui l'avait bien apprécié. J'en ai envoyé aussitôt sept ou huit aux plus grandes maisons d'édition avec le succès que l'on sait.
Comme elle est vraiment courte je me permets de vous la proposer en lecture.
Hormis quelques potes, les membres de ma famille, le jury Art-Phare et celui des comités de lecture des plus grandes maisons d'édition, vous serez donc la première ou le premier à la lire.
Pendant ce temps-là, je vais aller me chercher du jus de pomme bio au frigo. C'est encore meilleur quand c'est frais.
Tom et les autres (1987)
Le vent soufflait sur les dunes, emportant par bourrasques les vestiges de la fête.
Papiers brillants et confettis multicolores s'élevaient en tournoyant vers les cieux gris ou allaient s'échouer là-bas, dans la mer de métal.
Deux amants s'étreignaient dans toute la passion de leur rencontre
Un vieux bonhomme laissait son écharpe se tordre sous le vent en traçant sur le sable humide des figures amples et fermes que les vagues venaient chercher en miaulant. Je pris une cigarette et la fumai sans retenue au creux de mes épaules.
Je marchai longtemps, l'esprit calme, et j'atteignis la jetée quand l'astre alla s'écraser au large. Puis, je remontai vers l'artère principale de la cité par le remblai, les vitrines déversaient sur le macadan leur plein de lumière et de couleurs. Une vieille bagnole bourrée à craquer, toutes fenêtres ouvertes, hurla à travers l'avenue et disparut à grands gestes.
J'obliquai vers le centre et longeai le boulevard où l'animation des premières heures du soir s'infiltra en moi comme l'air frais entre les pans de mon pardessus.
J'arrivai chez Tom.
De sa chambre, au fond de la cour, me parvenaient le son de leurs voix et les éclats de rire épars et sans plaisir; la musique, seule, martelait l'angoisse du jour. Elle se jeta sur moi dès mon entrée.
Debout au milieu de la pièce je ne pouvais me détacher du spectacle que m'offraient leurs mains courant le long des instruments. Cindy, rouge d'excitation, me bouscula pour me présenter à son nouvel ami, un grand type aux dents très jaunes.
Mes yeux dévoraient les musiciens.
Je m'éclipsai et, dans un coin, j'ouvris grande ma valoche.
L'accordeon poussièreux fondit dans mes mains en poussant une plainte qui m'emporta loin. Les autres me suivirent et nous jouâmes toute la nuit avec une fièvre telle que l'aube glissa sur le sol des la fin de la nuit et resta endormie sur les amis de Tom.
Lorsque Branny reposa son saxo, les traits tirés, nous comprîmes que plus rien n'avait à être dit. Nous rangeâmes nos instruments en silence, je glissai l'accordeon dans l'étui et m'allumai une cigarette.
La plupart, affalés, les jambes déroulées, sans forces, sur le sol, dormaient discrètement dans les coins. Jack, assis sur le radiateur, laissait traîner son regard fatigué de l'autre coté des vitres. Cindy et son ami avaient disparu. Branny sortit de la pièce du fond et me fit signe de la tête, puis il s'en alla comme les autres, comme tous les autres, sans se retourner.
Seul, j'attendis encore un peu, puis j'allai voir Tom.
Allongé paisiblement sur le dos, on lui avait placé les mains jointes sur le ventre. On aurait dit qu'il souriait. Je crois que j'ai pleuré un peu en sortant, mais il ne m'a pas vu car je ne me suis pas retourné.
Sur la plage des gamins creusaient un trou, j'ai voulu rire puis je me suis passé la main sur les yeux...
Peut-être que cela l'aurait amusé.
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