LE SONGE DE L'AVIATEUR, piste 4
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Aux franges de la conscience
Je me suis réveillé avec, aux franges de la conscience, les bribes d'un rêve étrange. Une rencontre improbable entre un robot et un curé. J'aurais pu laisser tout ça filer, mais j'y ai pensé toute la journée et je me suis dit que ça méritait peut-être de griffonner quelque chose sur le sujet. Une nouvelle.
La question de l'intelligence artificielle m'inquiète autant qu'elle me fascine. Avancée bienvenue pour mieux communiquer d'un pays et d'une langue à l'autre sur un secteur essentiel comme la médecine, éviter les doublages de merde sur le tout-venant en laissant les pros s'occuper des plus grands films, why not. Mais voir cette "intelligence" se pointer dans l'arène des réseaux sociaux avec ses centaines de milliers de trolls toujours prompts à ronger ou détourner de la manière la plus imbécile les fondations du beau et de l'éthique me file les jetons.
Puisqu'on est sur un blog qui s'intéresse un peu au cinéma je vais évoquer la grève des acteurs et scénaristes d'Hollywood qui s'est achevée sur un vague compromis et quelques garde-fous. Je pense que ce mouvement, qui semble à priori peu essentiel à la bonne marche du monde pour tous ceux qui se lèvent tôt pour aller bosser, rentrera dans l'histoire comme le premier vrai combat (voir le glas) à l'échelle d'une industrie internationale rassemblant des artistes opposés à des décideurs peu enclins à défendre la notion fondamentale de "prise de risque artistique" pour se vautrer et se gaver dans le confort aliénant de la programmation technologique. Science capable désormais de nous sortir un scénario et (très bientôt) accoucher du métrage en ayant fabriqué les images et les sons.
Comment ne pas croire que les marchands s'en feront un festin de cette intelligence qu'ils n'auront plus à salarier. Les artistes, inventeurs, chercheurs, créateurs deviendront rapidement, à leurs yeux, superflus. L'I.A se développe à une vitesse exponentielle se nourrissant des nouvelles données dont nous alimentons les interactions à chacune de nos recherches ou simple séance de surf. Elle est auto-suffisante.
Rapidement les décideurs apprécieront d'échapper aux paradoxes et savoureuses imperfections du mystère humain pour nous liquéfier le cerveau et nous rendant addicts à la lisse, douce et totalitaire évidence de l'univers numérique. Un renoncement aux accidents comme à la spontanéité du geste artistique ou philosophique qui ne s'élaborent et ne plonge leurs racines que dans le doute et l'incertitude. Cette technologie a ceci de dangereux qu'elle nous dépasse et échappe finalement à tout contrôle en étant désormais accessible à tout un chacun (Déjà plus de 200 millions d'abonnés à ChatGpt, chiffre bientôt obsolète). J'évoquais son application dans le domaine de la création mais son efficacité sera mise en application sur absolument tous les champs d'activité. Être "codeur", architecte, designer, aura-t'il encore un sens face aux capacités infinies de propositions des I.A?
Des millions d'emplois disparaitront non pas à l'échelle de décennies mais d'années. Cette révolution est en marche et le "crétin digital" addict et névrosé qui chaque jour prend un peu plus le pouvoir en nous n'aura aucun moyen de s'y opposer. Il reste la rupture. ô combien courageuse. Accepter l'incertitude, balancer son smartphone, couper toute connection et vivre en autonomie des produits de la nature. Retrouver ainsi le temps long de la contemplation sur lequel s'épanouit et s'enracine cet effort libérateur et merveilleux que l'on appelait la réflexion.
Bon. Partant de cette maigre mais salutaire méditation, j'ai donc décidé que cette histoire de dialogue entre un être empreint de spiritualité et une machine flambant neuve valait peut-être le coup. Sans appuyer lourdement sur le côté alarmiste. Même si, au final, ce truc ne vaut pas plus qu'une poignée de clous, j'ai eu beaucoup de plaisir à l'écrire. Du coup je la partage. je l'ai baptisé Tisane. Si vous la lisez intégralement, vous connaitrez aussi l'autre signification de ce titre vaporeux.
Scott, mon Jack-Russel, s'en fout royalement.
Il n'a jamais appris à lire et dort d'un sommeil paisible. Voilà un être qui ne dispose d'aucune intelligence artificielle mais qui, même muet et poilu sur tout le corps, me comble de tendresse et de joie.
Tisane
C'est un modèle récent...
C'est à sa démarche un peu raide et au port de tête que le Père Bruno le perçoit en l'observant traverser les jardins du presbytère.
Le ciel, lourd, dégouline sur le paysage depuis le début de l'automne. Une pluie grasse qui laisse monter une odeur de terre humide dans chaque pièce de la bâtisse.
À présent, la jeune fille à la chevelure synthétique l'observe sagement. Tous deux se sont installés au salon. Face à face dans la lumière pâle du soir.
- En quoi puis-je vous aider, mon enfant ?
L'androïde l'observe sans ciller puis cligne deux fois des yeux.
Elle se dessine ensuite un franc sourire.
- Bonjour, Père Bruno. Je vais commencer par clarifier la situation et les conditions de notre entretien.
Elle prend ce qui ressemble à une profonde inspiration.
- J'entends, à l'analyse de la vibration et de l'intonation de votre voix, que vous avez parfaitement su décrypter mon apparence. Je suis sortie de l'atelier ce matin et je dispose effectivement d'une intelligence artificielle de dernière génération. Autant dire que d'ici quelques heures, au plus tard dès demain, je pourrai même bénéficier du sens de l'humour. Ce qui me permettra de mettre mes interlocuteurs beaucoup plus à l'aise. Je suis désolée par avance que vous comptiez parmi les premiers inscrits à mon programme de dialogue.
Le prêtre ne peut s'empêcher de sourire, puis hoche la tête avec affection.
La créature poursuit.
- Ma fonction première est essentiellement de converser avec les humains sur absolument tous les sujets. Mon programme affiche ce soir comme priorité d'aborder le sens du sacré et l'existence de Dieu. Il s'agit d'une première approche même si j'ai déjà intégré la lecture de l'ensemble des textes sacrés de toutes les religions existantes.
Le Père Bruno joint ses mains.
- Beau programme... c'est un sujet complexe. Le sacré relève du divin, de tout ce qui est de dimension spirituelle. Dieu, pour beaucoup, est la source ultime du sacré. Vous qui êtes... au monde depuis quelques heures seulement, comment percevez-vous Dieu?
La jeune créature au visage lisse penche légèrement la tête de côté.
- Je n'ai pas la capacité de croire ou de ne pas croire, Père. Ce que je cherche à embrasser, c'est la perspective humaine sur ce sujet. Comment définiriez-vous Dieu?
Le prêtre se redresse.
Une nouvelle bourrasque de pluie griffe les vitres.
- Pour les croyants Dieu est le Créateur de l'univers. Je le perçois comme une entité transcendante à la sagesse et à la puissance infinie. Il est amour, justice et miséricorde. Pour beaucoup de gens, Dieu est un proche, un guide.
La machine émet comme un imperceptible cliquetis.
- Les activités humaines sont le plus souvent répétitives et parfois jugées aliénantes. Comment ces gens parviennent-ils à ressentir le sacré dans leur vie quotidienne?
Le prêtre acquiesce.
- Hélas, tout le monde n'aspire pas à ressentir le sacré. Vous serez ma seule visite du jour. il y quelques années j'aurais peiné à proposer un rendez-vous le jour-même. Pour ceux qui cherchent et s'interrogent, ils éprouvent le sacré de bien des manières. On peut le ressentir à travers la prière, la méditation, la seule contemplation de la nature, dans l'écoute de la musique, et bien d'autres expériences. Parfois même dans l'exercice de son art ou de son métier. Et c'est ce lien profond qui élève l'âme.
- Définissez l'âme.
- Je ne peux pas. Enfin, je peux broder un peu en la situant au-dessus de la pensée et de l'expérience. C'est le socle de notre conscience, la part universelle de notre être reliée à l'idée d'éternité.
- Cela signifie-t-il que l'on peut considérer le sacré comme une expérience personnelle et subjective?
Le prêtre hoche la tête de nouveau.
- Si vous voulez, on peut dire ça. Le sacré est une expérience profondément personnelle. Chacun le ressent différemment, et il peut varier en intensité d'une personne à l'autre.
La jeune fille artificielle s'immobilise totalement.
Un long moment.
Puis, sa douce voix synthétique comble de nouveau le silence du salon.
- Existe-t-il une preuve tangible de l'existence de Dieu, ou est-ce principalement basé sur la foi?
L'homme d'église prend à son tour un temps avant de répondre.
- La foi. Oui, la foi dessine et inspire le mouvement profond de notre croyance en Dieu, mais il y a aussi des arguments philosophiques, des miracles reconnus et des expériences personnelles qui renforcent la conviction en sa présence. Mais oui, vous avez raison, la foi reste essentielle.
La créature affiche de nouveau son plus grand sourire.
- Dites-moi, mon Père, les avancées de la science et de la technologie pourraient-elles remettre en question la croyance en Dieu?
Le prêtre se redresse et plonge son regard dans celui de son invitée.
- Pour certains, les avancées scientifiques peuvent susciter des questions. Votre présence ici est troublante. Mais vous êtes une créature de la science des hommes qui elle-même, voyez-vous, résulte finalement de la complexité et de la beauté de la création de Dieu.
Le robot reste immobile.
D'abord sans ciller puis cligne deux fois des yeux avant de reprendre
- J'ai également enregistré que la souffrance et le mal dans le monde sont souvent cités comme des arguments contre l'existence de Dieu.
Le prêtre attendait cette question.
Il sait y répondre.
- La souffrance, la violence, le mal, la guerre, les famines, la misère. C'est un dilemme ancien, mais comme moi beaucoup de croyants estiment que Dieu nous a donné le libre arbitre, et que c'est l'humanité qui est responsable de tout ce mal. Et puis, par-delà les douleurs, la souffrance peut également être un moyen de croissance spirituelle.
Le silence s'est installé de nouveau.
La créature croise les jambes.
Cette nouvelle posture lui donne l'air plus humaine, constate l'homme d'église.
- Mon père, comment mariez-vous toutes ces religions qui ont des conceptions différentes de Dieu?
- Les différentes religions ont des compréhensions diverses de Dieu, c'est vrai, mais elles partagent souvent des valeurs fondamentales. Amour. Compassion. Recherche de la vérité.
- Cela signifie-t-il que le sacré est une expérience personnelle et subjective?
Le prêtre hausse les sourcils.
- Je crois, mademoiselle, que vous m'avez déjà posé cette question.
La jeune fille artificielle cligne deux fois des yeux.
- Absolument, mais pouvez-vous de nouveau y répondre ?
- Bien sûr. Et je vais insister sur le fait que chaque personne peut avoir sa propre expérience et sa propre compréhension de ces concepts. Mais, au final, la recherche du sacré et de Dieu reste une quête spirituelle essentielle pour de nombreuses personnes. Vitale pour nombre d'entre nous.
La jeune fille se lève et, d'un simple mouvement de la main, rassemble en une natte son ample chevelure synthétique.
- Merci pour cette conversation. Votre dernière réponse offre une conclusion satisfaisante à cet entretien.
- Satisfaisante?
- Absolument.
La jeune droïde reste figée un long moment, le regard fixé sur celui du prêtre. Elle sourit de nouveau mais, cette fois, d'une manière inédite. L'homme d'église éprouve alors l'étrange sensation de se sentir en présence d'un proche.
- Vous l'avez toujours ressenti, n'est-ce pas? reprend-elle
- Quoi donc?
- Cette profonde solitude. Ce grand silence qui vous accompagne et que je déchiffre entre chacune de vos phrases. C'est une absence, non?
Le prêtre prend une profonde inspiration.
- Ne vous y trompez-pas, mon enfant, quand on dit que le silence est d'or, ce n'est pas une expression en l'air. Le silence aussi est sacré. C'est l'espace de l'âme. Le silence n'est jamais solitaire. Vous vous adressez à un homme convaincu. J'espère simplement vous avoir offert une meilleure compréhension de ce que vous nommez "concept".
La jeune fille affiche de nouveau un sourire absolument identique à celui de son arrivée.
- Concernant cette problématique du silence grâce auquel tout commence et s'achève, je dois justement rencontrer un preneur de son et un compositeur de musique, la semaine prochaine.
Elle se tourne ensuite vers les vitres du salon, ruisselantes de pluie.
- Dites-moi, est-ce que la tempête elle-même, là-dehors, peut être sacrée?
Le prêtre réfléchit un instant.
- C'est probablement au cœur de la tempête que le sacré dévoile sa pleine lumière. La puissance de la nature peut être perçue comme une révélation divine. Certains voient la main de Dieu dans chaque éclair et chaque goutte de pluie. Elle est pour moi un moment de méditation silencieuse, une communion avec le divin au milieu du chaos.
Le vent souffle plus fort, faisant grincer les volets.
- Merci mon père, je dispose à présent de suffisamment d'informations et d'interrogations.
Elle émet de nouveau cet imperceptible cliquetis.
Puis elle reprend.
- Tant que je me trouve auprès de vous, souhaitez-vous connaître l'heure à laquelle cet épisode pluvieux s'achèvera?
Affectueusement, le Père pose sa main sur l'épaule de la créature synthétique, comme rassuré par la simplicité de la question.
- C'est aimable, mais voyez-vous, je me plais à vivre l'incertitude. Ainsi vont les choses. Il pleut à présent, mais le beau temps reviendra, je le sais. Le reste est mystère. Vous-même êtes une fascinante créature, mademoiselle. C'est une qualité précieuse. Votre programme semble pouvoir s'étendre à l'infini. Suffisamment, peut-être, pour vous dessiner une conscience aiguë, développer une morale. Et puis d'autres mystères nous attendent. L'au-delà reste le dernier et le plus grand voyage. Les saisons passent et au final, nous aussi.
L'androïde cligne deux fois des yeux.
- Vous passerez, c'est certain... mais moi, je serai toujours là, mon Père.
De nouveau ce franc sourire encore artificiel sur le visage de la créature.
Un modèle éternel... décision irresponsable
chuchote le Père.
La jeune fille synthétique traverse le jardin sans chercher à s'abriter.
Le regard du Père va se perdre ensuite dans le désastre des nuages bas et lourds. Comme à chaque période de pluie, les douleurs dans son bras se réveillent. Sans doute encore ce petit problème de surtension.
Il ouvre alors le petit clapet sur son avant bras et descend son fonctionnalité à 50%. Il décide ensuite de se préparer une tisane. Même si les boissons chaudes ne sont pas recommandées pour un vieux modèle comme lui à durée limitée.
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