Haute couture, haute précision.
De la mise en scène à la direction d’acteur en passant par une direction artistique qui régale. La reconstitution du décor et de l’atmosphère des courses automobiles propre aux années cinquante est bluffante de réalisme. Peu de CGI, les bolides sont reconstitués en dur et tout, jusqu'au moindre élément de décor, sonne authentique. Le perfectionnisme légendaire de maître Mann est ici à l’œuvre.
Hormis quelques flash-back, le film prend corps autour de l'été 1957 lorsque l'entreprise Ferrari, en pleine crise, décide de jouer tous ses pions sur la course des Mille miles à travers l'Italie. Le spectre de la faillite est omniprésent. Un choix narratif qui élude la trajectoire laborieuse du biopic et travaille d'emblée sa matière au plus fort du parcours. Le decorum ainsi posé et crédible le film peut plonger en eaux profondes. À savoir, une immersion dans la psyché d’un constructeur de légende et père endeuillé qui "s’est construit une armure" et avance en changeant de masque d'un univers à l'autre. Avec comme seul objectif assurer la permanence du nom. L'emblème.
Étendard autant que linceul de l'enfant disparu.
Autour d’un Adam Driver absolument impérial, acteur qui ne cesse de m'impressionner depuis sa prestation dans Annette de Carax, gravite une galerie de personnages royalement défendus par des actrices et des acteurs totalement investis.
Trône aux côtés d’Adam Driver, une Penelope Cruz magnétique et déchirante en épouse bafouée et « Mater Dolorosa ». Shaileene Woodley, dans le rôle de la maîtresse d'Enzo Ferrari et mère de l'enfant caché du "commendatore", déploie avec intelligence son sens aigu de la justesse et de la mesure. Clin d’œil également à l’acteur et pilote Patrick Dempsey aussi convaincant que méconnaissable dans le rôle du champion de l’écurie Piero Taruffi.
Toutes et tous mettent leur talent au service d’un biopic aux accents de tragédie antique, guidés par un réalisateur au sommet de son art.
Autre mécanique implacable, le scénario.
Il déroule sans gras ni fausses notes sa mélodie aussi passionnée que mortifère. Une séquence d’intro mêlant admirablement images d’archives et inserts sur Adam Driver en jeune Enzo Ferrari alors pilote de course et le brasier est allumé. L’ADN du personnage est implanté dès les premières minutes dans ce métrage sans concessions et dépourvu de toute sensiblerie.
Bonheur de retrouver à l'écran, en notre ère du grand lissage, des personnages sombres, hantés et complexes. Admirable prestation de Driver, j’insiste, qui devrait s'imposer dans le premier rôle du très attendu Megalopolis de Coppola.
Il est ici impressionnant de détermination, et ce sans rien cacher de ses failles et paradoxes. Sa prestation est à la hauteur de celles des géants ayant bossé pour Mann. On retrouve chez lui l’intensité et la concentration de jeu d’un Pacino ou d’un De Niro. Ce mélange d'autorité et de vulnérabilité qui différencie les stars des vedettes d'un jour. Le génie de ce film explose aussi grâce à sa présence aussi imposante que fantomatique.
Car Ferrari dresse bien le portrait d’un homme « hanté ».
La course est un sport où la mort guette en permanence. Il l’assume et en porte le lourd fardeau. Ce "poids du nom" l’acteur le défend fièrement.
Mann ne le lâche pas et traque chaque mouvement du regard. Idem concernant son épouse, qui même humiliée, abandonnée et par-delà sa colère pleine de larmes, heurte sans jamais briser le fragile équilibre d'un homme public qui a mis en sommeil son humanité pour rester à la hauteur de sa légende.
Au-delà de son deuil insondable, ce personnage magnifique et bouleversant se nourrit encore de l'aura de cet homme opaque évoluant sans cesse sur la brèche, au centre d’un monde incertain où les épreuves et la concurrence sont impitoyables sur tous les fronts.
Au fond, leurs douleurs et leurs combats se rejoignent.
Survivre.
Et c’est bien cette dimension du film qui fascine Michael Mann comme le spectateur. Obsession du contrôle, mort des illusions et dimension sacrificielle des personnages. Toute cette mécanique souterraine qui anime ces humains sur la corde raide irrigue le cinéma du réalisateur de Heat et The Insider.
Mann vomit les tièdes. Une posture mise en exergue dans Ferrari.
Et sur ces mêmes thématiques, puisqu’il est question de course, la virtuosité de ces scènes à pleine vitesse où la route elle-même semble un animal en mouvement est aussi euphorisante que tétanisante lorsque le pire arrive. La scène de l'effroyable accident de la Mille Miglia de 1957 à Guidizzolo qui coûta la vie à neuf spectateurs, dont plusieurs enfants, laisse sans voix. L’instant est foudroyant. Suit un terrible travelling d'horreur et de désolation.
Face à ce drame épouvantable, Ferrari ne quitte pas son armure et les ténèbres les plus profondes contaminent alors le final.
Voilà du très grand cinéma.
Francisco,